Un nouveau départ

Andras était resté longtemps seul face à sa radio, après ses échanges avec Ares. Il allait devoir apprendre sa désertion à Isaure, et cette idée ne lui plaisait pas du tout. Que dire, que taire, parmi ce qu'ils s'étaient dit? Une chose était certaine, elle n'allait pas aimer ça. Andras passa une fois de plus une main fatiguée sur son visage, et soupira, avant d'esquisser un sourire. Un fameux numéro, cet Ares. Il avait du cran. Il fallait au moins lui reconnaître ça.

A pas de plombs, il vint rejoindre la danseuse. Il s'immobilisa après avoir tiré le pan de la tente qui faisait office d'entrée, laissant entrer le froid plus vif durant quelques secondes.

- Ares est parti.

Il referma enfin, profitant du silence pour puiser ses dernières forces avant la réaction d'Isaure. Il avait le sentiment d'être sur le point de mener une bataille dont l'issue était incertaine. Il s'assit en face d'elle, posa sagement ses mains à plat sur ses cuisses, et lui expliqua la situation.

- Il ne se sent pas à sa place ici, et a eu l'impression d'être utilisé. Il a préféré partir avant qu'on ne se débarrasse de lui. C'est amusant, je ne savais pas qu'il était paranoïaque. Bref. Aucune chance de le récupérer, il est déjà loin. Et il a suffisamment de vivres pour tenir le choc sans réfléchir davantage.

Il leva enfin les yeux sur elle, curieux plus qu'anxieux.

Isaure lâcha les fioles qu'elle tenait, nouvelles mixtures pharmaceutiques qu'elle comptait expérimenter prochainement. Accusant le coup, la danseuse se tut pendant de longues secondes, son esprit décryptant chacune des paroles d'Andras, tentant d'assimiler et de réaliser la vérité sous-entendue.

Ares avait eu l'impression d'être utilisé. Après les coups d'Andras, la danseuse se prenait à nouveau de plein fouet les conséquences dramatiques de ses actes. Ares était parti seul dans le désert, et finirait sans doute absorbé par les méandres sans pitié du sable.

La gorge serrée, elle articula avec peine :

Ares... Suis-je donc si monstrueuse...

Et il fallait en plus que ce soit le pianiste qui lui apprenne, comme si la situation n'était pas suffisamment désastreuse, l'ironie et sa cruauté s'y rajoutait...

Il faut que je lui parle. Je ne peux pas... Il risque de mourir. Et il ne le mérite pas. Tout est ma faute...

- Il a suffisamment la tête sur les épaules pour ne pas risquer de mourir tout de suite, et sa décision était mûrement réfléchie. Tu ne le feras pas revenir. Surtout pas toi, d'ailleurs. Il te considère un peu comme une grande sorcière cruelle et manipulatrice...

Il secoua doucement la tête, souriant. L'histoire avait atteint un ridicule qu'il n'aurait jamais pu soupçonner.

- Aucun de tes mots ne pourra l'atteindre. C'est trop tard.

Isaure savait d'avance que peu importait ce que Andras pouvait lui dire, elle contacterait quand même Ares, ne serait-ce que pour s'excuser et tenter de s'expliquer.

La colère sourde qui grandissait en elle trouvait ses sources dans le remord et la déception, puits profonds où elle semblait s'immiscer avec délectation, emplissant l'esprit de la danseuse d'une foule d'interrogations. Levant ses yeux d'un gris d'acier sur le pianiste, elle lui demanda d'une voix plus posée :

Et toi Andras, penses-tu que je suis telle qui me décrit ? Réponds moi franchement, que je sache jusqu'où peut aller ma perfidie...

Elle soupira et secoua doucement la tête, se sachant d'avance impuissante au retour d'Ares. L'une de ses mains se posa doucement sur celles du hongrois et elle termina avec un pâle sourire, témoignage de l'infime espoir et optimisme qu'elle mettait sur ce départ :

C'est peut-être mieux. Pour nous.

- Je ne sais pas. Peut-être.

En dépit de toute logique, Andras avait presque fini par considérer Ares comme un ami. Il avait aimé son enthousiasme maladroit et ses blagues de potache. Mais ne plus l'avoir sous les yeux lui permettrait peut-être enfin d'oublier ce qui s'était passé entre lui et Isaure. Il était partagé, incapable de se réjouir.

Peut-être que de loin, Ares pourrait enfin devenir un ami. Sans approuver sa fuite, le pianiste pouvait tout de même la comprendre. Lui aussi avait parfois l'impression ténue de n'être qu'un pion dans le jeu de la belle Isaure.

Il referma sa main autour de celle de la danseuse, et lui sourit doucement.

- Je t'ai toujours dit que tu étais une sorcière. Une succube. Ce n'est pas faute de t'avoir prévenue!

Mais je n'ai jamais souhaité le malheur des autres. Je n'ai jamais voulu faire de mal à Ares. Je n'ai jamais imaginé utiliser Bouchkapé ou Enola ou je ne sais qui pour mon seul bien-être. Je ne souhaite manipuler personne. Je ne veux pas jouer avec la vie des autres. Je ne veux pas être cette femme-là.

Ses doigts se mêlèrent à ceux d'Andras. Un sourire plus franc fit enfin son apparition.

Si je suis une sorcière, ce n'était que dans le but de voler ton coeur. Je n'ai employé mes sorts que pour cela. Tu es bien le seul à être ma malheureuse victime.

Elle laissa échapper son rire argenté, toujours aussi paradoxale dans ses comportements. Isaure était une métamorphose permanente, à l'ambigüité naturelle et inconsciente. D'une voix enjouée, elle déclara :

J'ai envie de danser. Tu m'accompagnes ?

Il se contenta d'acquiescer sagement. Il n'en avait absolument pas envie, assommé par le départ d'Ares, mais s'était promis de ne jamais lui refuser ce plaisir. Il savait de toute façon que quelques secondes lui suffirait avant d'apprécier l'exercice: sentir Isaure danser contre lui était un spectacle qui ne pouvait le laisser indifférent.

- Ne me demande pas mon avis, je suis ensorcelé! Je ne peux que me plier à ta volonté!

Elle se pencha vers lui pour l'embrasser à la commissure des lèvres avant de l'entrainer à sa suite dehors. Avec un soin infini, Isaure repéra l'endroit le plus approprié, où le sol était encore suffisamment sec pour lui permettre de se mouvoir comme elle l'entendait. Comme à son habitude, elle glissa sa main dans celle du pianiste, posant une main sur son épaule et vint lui susurrer à l'oreille :

La 15 de Brahms...


Isaure guida alors Andras sur leur musique silencieuse, ses paupières délicatement closes, la respiration à peine distincte. Ses pas la menaient avec précision, les faisaient valser avec une maitrise extraordinaire de la jeune femme. Plus les minutes passaient et plus Isaure retrouvait son élégance et sa légèreté. Chacun de ses mouvements vibrait de poésie, et la danseuse remerciait profondément le Ciel, ou elle ne savait qui d'autre, de lui permettre d'accomplir à nouveau son art...

La danse n'était décidément pas son fort. Une fois la première impression de ridicule passée, il lui fallait encore suivre les mouvements avec son corps maladroit, et tenter de se défaire du sentiment d'empêtrer Isaure. Il lui semblait tenir dans ses bras un oiseau qu'il empêchait de s'envoler par sa lourdeur. La musique était si aérienne, lui si enraciné...

Malgré tout, il admirait profondément Isaure dont chaque geste était un pur enchantement. Elle était la musique en cet instant précis, alors qu'il avait l'impression de la poursuivre sans succès.

Quand ils cessèrent enfin de tournoyer, Andras se laissa presque tomber dans le sable, déboussolé.

- Tu ne m'ôteras pas le sentiment que je te ralentis terriblement.

La jeune femme s'agenouilla près de lui pour passer une main tendre sur sa joue. Avec un léger rire au fond de la voix, elle lui répondit :

Mais tu me ralentis terriblement ! Ce n'est pas qu'une impression !

Elle lui lança un sourire doux pour atténuer sa taquinerie et poursuivit plus sérieusement :

Mais cela ne me dérange pas. J'aime danser avec toi, peu m'importe que tu sois doué ou pas. Je t'offre pleinement ce que je connais de mieux, parce qu'il n'y a qu'avec toi que je peux le partager et que toi qui puisse vraiment le recevoir.

La danseuse se releva dans les secondes suivantes et fit claquer ses talons sur la terre sèche. D'un geste, elle ôta la barrette qui lui retenait les cheveux, laissant la cascade envahir ses épaules et son dos. Un tourbillon coloré marqua le début de son tableau.

Aérienne, Isaure alternait des rythmes à la sensualité exacerbée à d'autres plus puissants et rageurs. Ses gestes étaient aussi doux que violents, et sa grâce flamboyante la rendait presque irréelle. Elle virevoltait, se cambrait, s'échappait, revenait sans cesse, marquant quelques uns de ses pas par le bruit de ses bottines ou le claquement sec de ses mains.

Plus rien ne semblait l'atteindre. Elle était la Danse et transpirait sa passion. De longues minutes s'écoulèrent ainsi, dans un flot de couleurs entourant la jeune femme. Elle finit à genoux au sol, cambrée en arrière, son visage face au ciel, bras écartés, comme attendant son Jugement...

Elle avait réellement retrouvé la pleine puissance de ses exécutions artistiques, et Andras la suivait des yeux avec un soulagement émerveillé. Elle était bien plus solide qu'il ne l'avait craint. Virevoltante, elle lui contait une histoire dont il n'était pas certain de saisir toutes les nuances, mais qui l'atteignait droit au coeur. Comment le monde pourrait-il jamais se passer d'une telle artiste?

Il lui revint à l'esprit cette proposition de salle de danse qu'il lui avait faite, et qu'il n'avait pas encore mise à exécution. Un endroit où s'entraîner malgré les caprices du temps, pour que l'hiver lui permette de redévelopper ce qu'elle jugeait encore insuffisant, et qu'elle éclose enfin au printemps. Peut-être leur offrirait-elle alors à tous une représentation unique et exceptionnelle?

Quand elle s'interrompit, il retint son souffle quelques instants, avant de lui adresser un sourire débordant de fierté.

- Extraordinaire. Quand tu dansais devant une salle comble, ils ne pouvaient qu'être tous sous ton charme. Tu ne devais pas manquer de prétendants!

Il se releva et vint s'asseoir à ses côtés, passant un bras autour des épaules de la jeune femme.

- Il faut que je te fasse cette salle dont je t'avais parlé. Pour tes répétitions. Je commencerai demain.

Avec tendresse, Isaure déposa un baiser sur la joue du pianiste. Une fine pellicule de sueur recouvrait sa peau, et les efforts donnés commençaient à laisser leurs marques sur son visage. Toutefois, une certaine satisfaction se lisait au fond de ses yeux.

Il y a peut-être des choses plus utiles à construire, non ? Mais je ne serai pas contre, je l'avoue. Trouves moi juste un coin au calme, et je t'aiderai.

Elle pressa sa main sur celle du hongrois et continua :

As-tu compris ce que j'ai dansé ?

Isaure plongea ses grands yeux gris dans ceux d'Andras et lui murmura, presque timidement, mais avec un léger sourire :

C'est nous...

Il la regarda durant quelques secondes sans paraître comprendre, puis un sourire vint éclairer son visage.

- Je ne comprenais pas pourquoi ça me parlait tellement. C'est donc ça. Je ne sais pas encore très bien le langage de la danse, tu vois. Je suis novice.

Il pressa sa main en retour, avant de lui caresser la joue et d'encadrer son visage de ses mains.

- Tu me fais beaucoup de cadeaux. Ton existence est déjà un cadeau pour moi. Parfois je ne comprends pas comment tu fais pour donner autant. Je suis encore trop égoïste... J'ai beaucoup à apprendre de toi, tu sais.

Il déposa avec douceur ses lèvres sur les siennes, en un baiser léger et furtif, avant de la prendre dans ses bras.

Ses pensées s'égarèrent rapidement vers Arès, qui l'avait jugée au contraire trop manipulatrice et égoïste, avant que ses lèvres n'accueillent avec plaisir le baiser d'Andras.

Isaure ne se trouvait ni exceptionnelle ni généreuse, mais simplement naturelle envers le pianiste. Chacun de ses gestes lui semblait ordinaire mais elle n'eut pas envie de se lancer dans une explication, et préféra l'embrasser en retour averc une passion débordante, avant de lui avouer :

Il y a encore énormément de choses que je n'ai pas dansé. Et à vrai dire, j'espère pouyvoir avoir toujours quelque chose à montrer sur nous.

Sa main joua dans ses cheveux quelques instants.
Les mauvais moments lui semblaient loin et désuets. isaure rayonnait.
Elle dansait et Andras était toujours à ses côtés. L'avenir redevenait radieux...