Entre les arbres

Le jour s'éteignait doucement. Appuyée nonchalamment contre un arbre, l'une de ses mains bandées posée négligemment sur sa hanche, Isaure observait Andras depuis quelques minutes. D'une voix lointaine, elle lui demanda :

Que peux-tu bien chasser à cette heure-çi ?

Elle s'approcha de lui, laissant derrière elle une vague odeur de cigarettes. Ses pas restaient légers, bien que moins dansants qu'auparavant, tandis que ses yeux gardaient leur étrange lueur ternie depuis sa dernière représentation.

Quand partons-nous ?

La question était tombée nette, sans préavis, comme un couperet...

Andras plissa le nez sous l'odeur désagréable, mais s'abstint de tout commentaire. Il hésitait entre culpabilité et colère depuis la représentation d'Isaure: culpabilité pour lui avoir soufflé cette idée et insisté pour qu'elle essaye; colère face à la réaction de la danseuse qui considérait qu'il s'agissait d'un échec total. Comme si elle n'attendait que cette excuse pour s'enfoncer un peu plus dans la dépression... A aucun moment elle n'avait laissé de chances à son public. Orgueilleuse comme elle l'était, elle avait sans doute rêvé à une ovation générale, mais l'Art ne renaissait pas de cette façon... il faudrait du temps, beaucoup de temps, pour retrouver le moyen de parler à l'âme des gens. Et elle ne voulait pas le leur consacrer.

S'enfermer dans le personnage de l'artiste maudit lui convenait sans doute mieux.

S'il lui fallait être honnête, il admettrait également que l'amitié discutable d'Isaure pour la nazie sanguinaire le hérissait. Il ne parvenait pas à comprendre comment on pouvait se lier d'amitié avec la personnification du mépris et de la cruauté.

Il releva à peine les yeux sur elle.

- Je relève les derniers pièges. Nous partons quand tu auras terminé la distribution des réserves. Il ne manque plus que cela.

Du bout du pied, Isaure écarta l'un des fameux pièges et se planta devant le pianiste, le toisant de toute sa hauteur tant qu'il était encore penché.

J'attends que les deux derniers guignols se réveillent et nous pourrons y aller.

J'ai déjà donné des vivres à Ilsa. Elle devrait tenir le coup jusqu'à Dachau.

A moins qu'elle ne se fasse tuer entre temps par les Basterds...

On ne pourra pas tout emporter avec nous. Je suis sûre que l'alcool procurera un magnifique feu à Edris. Et je disséminerai le reste. Ca te va ?

- Ca me va.

Le nez toujours penché sur le piège qu'il était en train de relever, Andras s'affairait à démêler le cadavre d'une espèce de gros lézard. Un autre carnivore avait déjà entamé la bête, et il n'y avait plus rien à en tirer. Il semblait ne pas s'en soucier cependant, comme si cela faisait partie d'une dernière remise en ordre indispensable avant le départ.

Il laissa durer le silence sans en paraître dérangé. Qu'Ilsa survive jusqu'à son nid de nazis était le cadet de ses soucis. Il avait même hésité à contacter les Basterds en douce pour leur signaler sa position, mais à quoi cela aurait-il servi? De plus, son côté "lutte contre l'extrémisme" n'aurait pas été très crédible. Il avait eu mille fois l'occasion de la supprimer.

Il était tout simplement lâche.

Quand le dernier bout de chair fut enfin détaché de la maladroite cage de fils de fer, il daigna se redresser.

- Il n'y a plus qu'à attendre les retardataires. La tente est déjà pliée. Nous n'attendons que ton signal.

La danseuse se retenait de ne pas envoyer valser toutes ces maudites cages qui accaparaient l'attention du hongrois. Ses poings s'étaient resserrés, tandis qu'elle attendait qu'enfin Andras daigna la regarder.

Et si je ne le donnais jamais ? Hum ? Si je partais avec elle ? Qu'en penserais-tu Andras ?

D'une main rageuse, elle le poussa vers un arbre, jusqu'à l'acculer contre pour qu'il ne s'échappe pas.

Je veux savoir ce que tu ressentirais si je partais. Je veux savoir ce que tu as ressenti quand tu m'as vu tomber l'autre jour. Parce que tu ne me dis toujours rien Andras. Et ce n'est pas de sa bouche à elle que j'ai besoin d'entendre que je suis importante.

- Ce ne sera jamais assez hein?

Comme toujours, le hongrois avait besoin de temps avant de formuler ses sentiments. Cette phrase-là avait pourtant été décochée avec la précision d'une flèche, constatation trop longtemps retenue. Il planta son regard dans celui d'Isaure.

- Tu ne me feras jamais confiance. Et j'aurais beau tout te répéter mille fois, ce ne sera pas suffisant. Tu n'imagines même pas, je suppose, la douleur que tu me causes en me parlant de cette façon. Tu n'imagines pas me faire souffrir en me mettant en cause!

Il s'agitait de plus en plus, conscient de laisser la colère le submerger peu à peu, incapable de la contenir.

- Et moi, là-dedans? Je ne suis important pour toi que quand tu le juges bon, pas vrai? Une Ilsa passe, et je ne suis plus rien! Mes mots ne t'atteignent pas, alors pourquoi parlerais-je? Tu m'as déjà jugé. Tu ne veux plus croire en moi. Tu considères ta prestation comme un échec, et tu as décidé que j'en étais responsable, parce que je t'ai poussée à danser. Maintenant tu me demandes ce que j'ai ressenti? Alors que j'ai été le seul à me précipiter vers toi?

Avec un sourire désabusé, il ajouta:

- Pendant ce temps-là, elle applaudissait. Ne crois pas que je ne l'aie pas vue. C'est ça, qu'il fallait que je fasse, pour trouver grâce à tes yeux? Crier au génie et te laisser mourir?

Je sais que je te fais souffrir Andras. Bien sûr que j'en ai conscience puisque je joue avec ! Parce que si je ne te fais pas de mal, tu ne me dis rien. C'est toujours dans le conflit que j'apprends ce que tu ressens. Et crois moi, j'aimerai vraiment qu'il en soit autrement.

Le monstre qui sommeillait en elle s'était lentement réveillé, accompagné de son lot de mépris et d'orgueil, pour mieux masquer le mal être qu'elle vivait.

Et si tu n'étais pas important pour moi, je ne m'apprêterais pas à quitter la seule amie que j'ai ici.

Ilsa m'a fait comprendre une chose Andras. Aucune des personnes présentes dans cette ville ne m'intéresse. Je les utilise pour survivre, comme eux le font avec moi. Il n'y a rien d'autre entre eux et moi. Rien.

Sauf avec toi. Elle m'a demandé quel était mon but. Je n'ai rien su lui dire d'autre que c'était de te rendre heureux. Toi, Andras. Ma vie tourne autour de toi. Je ne le regrette pas, ne vas pas croire ça. J'en ai juste peur...

Quant à danser... Je ne veux plus en entendre parler.

- Je ne t'avais jamais connue défaitiste. Quand on rate une note, on recommence depuis le début de la partition. Quand une représentation n'a pas porté ses fruits, on se donne du mal pour éblouir. Si tu renonces, tu n'es plus une danseuse. Et si tu n'es plus une danseuse, il va falloir que tu découvres qui tu es.

Il était abasourdi de l'entendre parler de la sorte. Catastrophé qu'elle confirme tout ce qu'Ares lui avait dit. Se pouvait-il vraiment qu'elle se serve des autres pour son propre confort?

- Ton amie n'a pas une très haute opinion de toi, dis-moi. Manipulatrice et profiteuse, c'est un charmant tableau. Le fait que je ne le pense pas est dû, je suppose, à mon aveuglement amoureux?

T'es-tu trompé une seule fois devant ton public ? As-tu lu l'incompréhension dans leurs yeux ? Je... Je n'avais jamais connu ça. Je n'étais pas prête pour ça Andras. Je peux accepter énormément de choses, mais pas qu'on remette en cause mon talent. C'est comme... me détruire. Et je sais pas comment me reconstruire.

Quant à Ilsa... Elle est manipulatrice c'est sûr, mais quelle femme ne l'est pas ? Elle m'a révélée certaines choses, et je ne peux pas lui en vouloir. Je ne suis pas meilleure qu'elle tu sais.

Elle vint lui caresser doucement la joue.

Si je ne suis pas danseuse, je serai femme de pianiste. C'est tout aussi bien.

- Tu n'es pas, et tu ne seras jamais, une "femme de". Tu es toi, unique, et tu ne te définis pas par rapport à d'autres. Isaure...

Il sentait la colère le quitter peu à peu, remplacée par une vague d'incompréhension. Il ne reconnaissait plus la danseuse flamboyante et cabocharde des premiers jours. Il n'y avait plus qu'un papillon blessé en face de lui.

Presque machinalement, ses bras vinrent se refermer autour d'elle, et il la serra doucement contre lui. Il ne savait pas s'il aurait la force de la sortir du gouffre où elle plongeait.