Le petit canard

Quant Andras s'était éloigné du feu commun après avoir retracé brièvement à Saturnin l'histoire d'Edris et de ses habitants, Isaure l'avait suivi presque aussitôt.

La fuite de la Crique, l'enlèvement de Sangsue et la mort des Ecumeurs semblaient avoir achevé de réveiller la jeune femme, dont la voix portait à nouveau aux oreilles de ses compagnons. Moins impulsive qu'autrefois, la danseuse portait encore quelques uns des stigmates de sa longue léthargie, mais le doute n'était plus permis quant à l'état de conscience dans lequel elle se trouvait maintenant.

Sa main se posa avec douceur sur le bras d'Andras pour l'arrêter et un sourire silencieux accompagna le baiser qu'elle déposa au coin de ses lèvres.

Andras... Nous avons vécu tant de choses ensemble... Tant de malheurs...

Le froid rosissait ses joues et faisait briller ses yeux, mais Isaure ne semblait pas sans soucier. Sa voix vibrait doucement, portée par l'enthousiasme nouveau qui l'animait.

J'ai cru pendant longtemps que nous étions condamnés. Que nos âmes étaient perdues. Oh comme je me trompais ! L'arrivée de Saturnin n'est pas le fruit du hasard, Andras. C'est un signe. Il est l'espoir. Un autre artiste avec nous, c'est presque irréel ! Nous n'avons pas le droit d'abandonner car l'Art est toujours présent ! Je le croyais perdu, englouti à jamais dans les ténèbres, alors qu'il a toujours été là, autour de nous, invisible, imperceptible, infime, mais là ! Le sens-tu Andras ?

Impossible de la contrarier maintenant qu'il l'avait pleinement retrouvée. Son enthousiasme serrait le coeur d'Andras. Combien de temps cela durerait-il, cette fois? Quand serait le prochain abandon? Etait-ce une lubie?

Il ne put empêcher un brin de tristesse de percer dans sa voix, malgré le sourire qu'il lui adressa en répondant:

- Je te l'avais dit, non?

Le premier magicien de pacotille sorti du néant avait plus d'impact sur les pensées d'Isaure que lui. Comment ne pas le prendre avec amertume?

Ses yeux ne reflétaient aucune étincelle, contrairement à ceux de la danseuse. Il avait eu le temps de faire le cheminement inverse. Il n'était plus pianiste. Ses mains étaient ruinées. Et elle l'avait laissé seul trop longtemps. Gérer le morne quotidien avait fait taire toutes les notes de musique que cette vie avait plus lui offrir.

Et il était bien décidé à le lui cacher jusqu'au bout.

Je m'en veux Andras de ne pas t'avoir cru alors. J'étais... Je ne sais pas, c'est difficile à décrire tu sais. Perdue. Anéantie. Morte et vivante à la fois.

Elle vint se blottir dans ses bras, contre la chaleur de son corps. Ses lèvres effleuraient la mâchoire du pianiste à chacun de ses mots.

Je t'aime. Je n'ai jamais eu de cesse de t'aimer. J'aimerai que tu me pardonnes tant de choses. Je n'aurai jamais assez d'une vie pour rattraper tout ce que j'ai fait. Je donnerai mon Art pour tout réparer Andras si c'était possible.

Elle l'entraina vers leur petite tente tout en continuant à parler, son bras passé à celui du musicien :

Nous nous produirons un jour ensemble, même si c'est dans 30 ans. Dans ce monde, ou dans un autre.

Il se laissa guider, trop heureux de la retrouver aussi volontaire et déterminée qu'elle avait pu l'être, au début. De l'eau avait coulé sous les ponts, oui, et leurs illusions s'étaient ébréchées contre les falaises de la réalité, mais s'il restait un peu d'espoir à Isaure, il pourrait tenter d'y croire à nouveau aussi.

D'une voix presque incrédule, il demanda:

- Tu vas reprendre tes étirements, alors? Recommencer à t'entraîner?

Songeant qu'il négligeait lui-même cruellement ses mains abîmées depuis quelques mois, il se sentit coupable et eut un geste enfantin: il les enfouit profondément dans ses poches, pour ne pas qu'elle les observe. Sans doute le meilleur moyen d'attirer son attention...

Il n'avait volontairement pas répondu à ses excuses, ne s'en sentant pas encore le courage. Même s'il luttait de toutes ses forces contre ce sentiment, il lui en voulait. Elle l'avait abandonné, l'avait laissé tomber au plus dur de leur cheminement, avait baissé les bras devant une énième sournoiserie du destin. Non seulement avait-il dû s'occuper de la survie de leur troupe, mais également faire avec la solitude et l'absence. Combien de fois avait-il hésité à renoncer lui aussi, et à se retirer en lui-même, laissant aux autres le poids des décisions, pour se contenter de suivre sans un mot?

Il lui en voulait, et il faudrait du temps avant qu'il ne lui accorde à nouveau sa pleine confiance. Du temps, et des actes. Plus de mots et de promesses.

L'amour passionné qu'il ressentait pour elle n'avait cependant pas changé, et il se sentit à nouveau flamber devant la démarche élégante de la si jolie danseuse.

- Je veux que tu danses encore. J'en ai besoin, Isaure.

Danser... Sentir son corps caresser l'air en fendant les nuages, sentir ses pieds s'envoler au-dessus de la noirceur du monde, sentir son être revivre par et pour l'Art. Danser encore, et toujours.

Isaure soupira doucement. En était-elle encore capable ? Ses jambes supporteraient-elles le poids de son corps resté si longtemps inerte ? Son dos l'élancerait-il à nouveau ?

J'ignore si je le peux. Je ne pourrai tolérer d'être... mauvaise.

Le feu qui la rongeait depuis sa plus tendre enfance gronda soudain. Mauvaise ? Comment pourrait-elle l'être ? On pouvait tout reprocher à Isaure, mais jamais d'être une mauvaise danseuse. L'orgueil et la fierté la firent imperceptiblement se redresser.

Je vais tout recommencer. Tu me verras danser Andras.

Un sourire éclatant illuminait son visage quand elle lui glissa :

Et tu vas prendre un peu plus soin de tes mains si précieuses. Écrire une nouvelle symphonie. Répéter les autres. Répéter celle que tu m'as écrite. Mon corps est toujours ton piano...

- Il est plus urgent de nourrir tout le monde que de jouer des accords avec élégance...

Il l'avait soufflé avec amertume, en présentant ses mains abîmées à son regard, leur jetant un coup d'oeil désabusé. Couvertes de fines cicatrices, les ongles cassés, les articulations noueuses, elles n'étaient plus que le souvenir d'instruments de musicien. Il osait à peine les poser sur la chair blanche d'Isaure. Comment pourrait-il effleurer un clavier avec ces choses? S'il en retrouvait un, un jour... Il retint un soupir. Il n'y croyait plus.

Mais Isaure parlait de danser, et il n'avait pas le droit de faire un seul faux pas. Il fallait la soutenir, l'encourager, et la retrouver enfin.

- Faisons un marché. Si tu danses pour nous, je t'écrirai une symphonie digne de toi, Isaure.

L'affliction du pianiste était palpable et le cœur d'Isaure se serra un peu plus. Elle l'avait abandonné, elle le savait, elle sentait la rancœur qui flottait dans son regard, la douleur qu'elle lui avait provoqué. A elle d'être forte maintenant, pour eux deux.

D'un geste tendre, elle attrapa les mains abîmées d'Andras et les observa longuement. Les longs doigts agiles du musicien avaient laissé place à des griffes nourricières, mais sous les craquelures et les entailles, Isaure continuait de voir les instruments de l'Art.
Avec douceur, elle embrassa un à un chacun des doigts de son amant avant de les porter contre son coeur.

Alors prépares toi. Cela arrivera plus vite que nous ne l'imaginons.

Puis, mutine, elle lui souffla à l'oreille :

Mais en attendant, j'ai froid.

Il esquissa un mouvement de recul embarrassé, et fuit son regard.

- Je ne vais pas pouvoir te réchauffer...

Ce qui était une simple gêne s'était transformé en petites plaies douloureuses et nauséabondes. Il le taisait soigneusement, d'une part par gêne, mais également pour éviter de ponctionner les réserves trop maigres de médicaments de la troupe. Ils auraient voulu le forcer à se soigner, sans doute, mais il sentait que la dose à avaler pour guérir serait trop importante. Ils n'avaient pas les moyens. Il fallait assurer la survie des autres, et oublier l'angoisse que lui procurait sa santé.

Il la serra dans ses bras, légèrement mal à l'aise de ne pas être capable de la satisfaire, et déposa un baiser sur son front.

Comme il lui en voulait ! Quelques larmes firent briller les yeux de la danseuse, mais elle les ravala avec peine, et accepta silencieusement le baiser de son amant. Au fond d'elle, Isaure savait qu'elle méritait son sort, pourtant l'espoir du pardon d'Andras l'avait habité, jusque là.

Ils regagnèrent leur tente, où la jeune femme s'engouffra sans un mot. Les anciens tissus de ses robes coloraient toujours la toile, et un sourire un peu triste naquit sur son visage quand elle songea au sacrifice ainsi fait...

Laissant les souvenirs et les regrets derrière elle, Isaure se déshabilla lentement puis observa ses jambes. Les muscles ne saillaient plus sous la peau d'albâtre, témoins d'un amaigrissement malsain qu'elle ne devait qu'à sa maladie. Si elle voulait danser à nouveau, il lui faudrait de longues heures d'entrainement et nombre d'efforts, et surement de souffrance.

Tandis que sa main longeait l'un de ses mollets pitoyables, elle lâcha, autant pour elle que pour Andras :

Une chose est sûre. Si je redanse, ça ne sera plus jamais sous le nom d'Isis.

- Si je rejoue, ce ne sera probablement pas du Chopin.

Il lui adressa un sourire timide qui lui ressemblait peu. La perspective de rejouer un jour ne parvenait plus vraiment à s'imposer dans son esprit, mais il s'efforcerait d'y croire à nouveau, pour elle.

Il parcourait pensivement du regard les jambes d'Isaure, tout à sa réflexion. Chopin était bien trop romantique pour le monde tel qu'il était devenu. Sa musique était parfaite quand on pouvait s'occuper d'amour, de badinage et de rêves... Autant de choses qui n'avaient plus leurs places ici-bas. Bartok retranscrirait mieux la violence et la noirceur des jours de marche, des doutes et des privations. L'élan primaire de l'humanité, en somme... Un enfer moderne.

Il ne s'avouait pas complètement que sa soudaine aversion pour Chopin prenait également source dans sa maladie. Les premières taches de la syphilis avaient commencé à lui parsemer la peau. Sans avoir jamais fait preuve de coquetterie, Andras avait toujours aimé être digne... Comment parvenir à s'effacer si la syphilis le marquait à jamais comme un paria?

Chopin était mort avec élégance, d'une de ces maladies romantiques qui emportait avec grâce, affaiblissant le corps sans lui dérober sa beauté souffreteuse. Andras aurait de loin préférer tousser discrètement quelques gouttes de sang au creux d'un mouchoir, sentir ses jambes l'abandonner, entendre siffler ses poumons, et s'éteindre dans une agonie superbe. Rien de tout cela ne lui était accordé. Même s'il guérissait, il en garderait le souvenir bien trop visible. Jamais plus le pianiste ne pourrait retrouver sa prestance naturelle. L'idée lui était insupportable.

Il secoua la tête pour se sortir de ces pensées morbides, reportant toute son attention sur la danseuse qui s'examinait d'un oeil critique.

- Tu as sans doute perdu de tes muscles... Mais tu restes inégalable, Zongoram.

Pour toute réponse, elle afficha une moue empreinte d'un savant mélange de doute et de détermination. Isis et Chopin étaient morts, enfouis sous des torrents de sable et recouverts de glace. Mais Isaure et Andras vivaient toujours, malgré tout.

La danseuse délaissa sa misérable revue des restes de son corps, et tandis à son amant une petite boite métallique, aux formes arrondies bien que cabossées par le temps.

C'est une pommade que j'ai fabriquée avec ce qu'il me restait de plantes et d'herbes médicinales. Ca n'a rien d'un remède miracle, mais ça permet d'atténuer les marques.

Comme pour expliquer ce qu'elle savait, Isaure releva le bas de son bustier, dévoilant ainsi un nuage de traces au camaïeu rougeâtre.

J'ignore si je trouverai de quoi nous guérir. Je ne sais même pas comment on a pu attraper ça. Mais nous avons traversé bien trop d'épreuves pour laisser une maladie nous détruire.

Sa voix ne laissait passer aucune peine, aucune douleur ni aucun regret. Elle exposait les faits simplement, atténuant leur gravité d'un sourire léger. Sa main vint se poser avec délicatesse sur celles du pianiste tandis qu'elle terminait :

Je sais que tout cela n'est pas facile, et à quel point tu aspires parfois à partir, comme je l'ai fait. Mais crois moi Andras, ce monde-là est bien pire que celui dans lequel nous vivons...

Il tressaillit, hébété qu'elle ait pu lire aussi facilement dans son esprit. Mais son expression de surprise s'effaça progressivement, laissant place au sourire en coin dont il était coutumier. Inutile de tenter de lui cacher quoi que ce soit: elle le connaissait trop bien. Et c'était étrangement réconfortant de sentir qu'il n'avait aucun secret pour elle.

- Je suis heureux de pouvoir t'admirer à nouveau.

Sa voix avait légèrement vacillé d'une émotion contenue. C'était un "je t'aime", et elle le comprendrait. En se montrant forte à nouveau, elle effaçait le souvenir douloureux de la longue solitude qu'elle lui avait infligée. Il prit la pommade sans plus rien ajouter, et en enduit aussitôt une faible quantité sur ses mains. Pas encore de marque à ce niveau, mais c'était préventif... presque superstitieux. Et frotter ses mains l'une contre l'autre l'avait toujours apaisé.

- Nous allons nous en sortir. Je ne sais pas si tout ça finira un jour, mais si tu restes avec moi, Isaure... Je pourrai affronter le reste.

Toujours ce ton monotone et détaché, mais son regard fuyant traduisait sa difficulté à mettre en mots ce qu'il ressentait.

Je serai toujours avec toi. Tu n'es pas seulement mon amant Andras. Tu es...

Comment décrire ce qu'elle ressentait ? Il était amour, espoir, ivresse, art, lumière, et tant d'autres choses. Il était sa vie sans qu'elle ne puisse concrètement l'expliquer.

Tu es tout.

Ses grands yeux noirs le dévisageaient, avec au fond la flamme qu'ils avaient cru éteinte. Elle redevenait progressivement la femme qu'il avait rencontrée, il y a si longtemps, et l'on pouvait croire qu'un jour la succube passionnée resurgirait...

Avec un sourire empli de malice, elle continua sur un ton plus badin :

Je pensais chorégraphier notre rencontre. Notre première nuit. Qu'en penses-tu ?

- Eros et Thanatos, passion et mort, dans un monde moribond... Il y a tous les ingrédients pour en faire une grande oeuvre. Et c'est ce que tu en feras.

Il n'y avait pas la moindre trace de doute dans sa voix. Isaure était la plus grande des danseuses, et une excellente chorégraphe. Il ne l'aurait pas aimée si elle avait tout fait à demi, mais Isaure avait des appétits légendaires, vivant d'enthousiasmes débordants et de gouffres insondables. Quand elle faisait quelque chose, elle s'y plongeait corps et âme. Aucune demi-mesure. Elle lui correspondait.

Quelques notes éclatèrent brusquement dans sa mémoire, et le clouèrent sur place. De stupeur, sa mâchoire s'affaissa un peu, et son regard se troubla, emporté par la puissance déferlante des premières mesures d'un morceau de Moussorgski. Depuis combien de temps? Depuis combien de temps n'avait-il pas entendu de cette manière un air prendre source au creux de sa chair? La petite boite de pommade, qu'il avait refermée machinalement quelques secondes auparavant, glissa de ses mains et tomba sur le sol avec un bruit mat.

Il se souvenait de tout, parfaitement. Les notes se succédaient avec une précision qu'il n'aurait plus crue possible. Pourtant, il n'y avait même pas de piano. Nerveusement, comme agité de tics, son pouce se mit à battre la mesure.

Il avait peur de parler, peur d'interrompre ce miracle, mais il ne fallait pas inquiéter Isaure... Il ferma les yeux pour mieux garder la musique, déglutit, et murmura douloureusement:

- Une nuit sur le mont chauve.

Il reprit pied peu à peu, hagard, sentant la musique vivante au coeur de son esprit. Il battit des paupières plusieurs fois pour redessiner à nouveau les contours du monde, se redressa légèrement, déglutit. Sa main chercha celle de la danseuse, et l'agrippa avec force.

- C'est extraordinaire...

Sa voix rauque lui paraissait différente. Plus éthérée. Il la regarda et risqua un sourire émerveillé.

- Extraordinaire. Depuis combien de temps...? La musique. Je l'ai entendue. L'harmonie... La puissance...

Pourquoi ce morceau, et pas un autre? Pourquoi maintenant? Andras venait de vivre un miracle. Il secoua brusquement la tête et se tourna complètement vers elle. Il enserra les mains d'Isaure dans les siennes, plongea ses yeux encore hallucinés par l'expérience mystique qu'il venait de vivre dans son regard, avec aux tripes le besoin impérieux de lui faire comprendre la magie de ce moment.

- J'ai vécu des lunes sans la moindre note. je n'entendais plus rien. Avant, tout était musique pour moi, tu le sais. Depuis tout petit... la pluie était de la musique, le silence avait ses harmoniques, le bruit des villes, la circulation, les voix des autres... Et ici, je n'avais plus... Ca faisait longtemps que... Tout s'était tari, tu vois? J'avais perdu la source. J'essayais de me souvenir, mais ce n'était plus vivant! Je me souvenais des partitions, mais je ne les vivais plus, tu comprends? Et là... C'est revenu. C'est revenu!

Encore incrédule, il secouait les mains d'Isaure entre les siennes tout en lui parlant, au rythme du martèlement de ses mots.

- Si ça a marché, là... C'est que ce n'est pas mort, pas vrai? Ca peut revenir! Je croyais que sans piano c'était fini, mais ça peut tout de même... Non?

C'était la première fois qu'Isaure voyait son amant dans un tel état d'enthousiasme et d'excitation. Comme elle, il n'avait vécu que pour son art et pensait l'avoir perdu en même temps que son ancienne vie. Pourtant, chaque jour avait son lot de surprises, et pour une fois le destin en réservait une bonne à Andras.

Je crois que nous avons dépassé le stade où nous n'étions que de simples exécutants. A l'heure où le monde se désole et se métamorphose, nous sommes devenus des représentants. Une sorte d'incarnation de l'Art je crois.

En l'entendant, beaucoup aurait pensé que la danseuse appartenait à une secte quelconque, ou que son orgueil était tel qu'il la faisait divaguer. Mais Isaure savait qu'il n'en était rien et qu'il leur appartenait de survivre pour que la musique et la danse ne disparaissent pas.

Il y aura un renouveau. je ne danserai jamais plus comme avant, tu ne joueras plus les classiques. Le changement sera sans doute brutal mais je suis persuadée qu'il est nécessaire. L'adaptation est la garantie de l'éternité, tu ne crois pas ?

Il soupesa chacun de ses mots, et hocha la tête.

- Il faut tout recommencer. Réinventer. Recréer ce qui a pu faire que la musique et la danse touchent les gens. Si les anciens morceaux et les anciennes chorégraphies ne correspondent plus, il faut recommencer, les faire correspondre à ce monde. La musique a toujours existé, bon sang! Toujours! Et je suppose que la danse aussi...

Il chercha un assentiment dans les yeux d'Isaure avant de reprendre:

- Peut-être que nous avons trop cherché à préserver ce que nous avions, et que la voie est... de s'ouvrir, tu comprends? S'ouvrir à ce qui existe maintenant, et à ce qui peut fonctionner. Si nous prenons l'Art comme un mode de communication...

Il s'interrompit un instant, ses mains voletant dans l'air comme pour saisir au vol les mots adéquats.

- Il faut retrouver la clef de la traduction, tu vois. La correspondance entre la vie et l'Art. C'est un sacré travail.

Oui, cela sera long. Mais nous avons une chance incommensurable Andras.

Un sourire étincelant illuminait le visage émacié de la danseuse, dont les yeux semblaient maintenant briller avec une intensité peu commune.

Nous ne sommes pas seuls. Je suis là pour toi, et inversement. Qui sur cette terre peut encore se vanter de vivre avec une personne de confiance ? je crois que le nombre est infime. Nous sommes deux, et nous vivons pour la même chose. Alors je crois bien que nous y arriverons. Et du temps, nous n'avons que ça de toute façon.

Imperceptiblement, les pieds de la jeune femme s'étaient mis à remuer. Il lui tardait maintenant de reprendre des forces et vaincre la nouvelle maladie qui l'affectait, afin de pouvoir danser à nouveau.