Alors, alors ?

Il était bien tard quand Isaure vint trouver Andras, dernier à quitter l'Alambic et son précieux piano...

Alors, tu ne m'as encore dit ce que ça t'avais fait de retoucher un piano. Est-ce toujours aussi... magique ?

Elle l'avait vu et entendu joué, enfin, après ces longues lunes passées à en parler. Elle avait vu le frisson qui avait parcouru le hongrois et lut l'émotion dans ses yeux. La peur aussi, de ne plus y arriver.

La danseuse avait patienté deux lunes avant de recueillir ses impressions, deux lunes où elle avait regardé l'homme qu'elle aimait redevenir enfin lui-même...

Andras était épuisé. De lourds cernes s'étaient installés sur ses yeux brillants d'excitation. Il aurait voulu ne jamais dormir, ne jamais renoncer au clavier, affamé de notes, impatient de rattraper toutes ces heures perdues. Il ne rentrait que pour s'effondrer sur la paillasse, pour de trop brèves heures de sommeil, avant de se réveiller brusquement et de repartir. Il y avait tellement de travail ! Il avait évidemment perdu de sa souplesse et de sa rapidité d'exécution, mais moins qu'il ne l'aurait cru. Après tout, il avait recommencé à prendre un soin maladif de ses mains, dès leur départ vers Aurora, quand il avait cru retrouver un piano, déjà. Et avait continué jusque New Vegas.

La stupidité de la question d'Isaure l'étonna. Bien sûr que c'était magique ! A quoi s'attendait-elle ? A ce qu'il ait perdu le goût de la musique ? Mais il chassa vite ce sentiment : il l'avait complètement délaissée, et il le savait. Il savait aussi qu'elle comprendrait. Et peut-être ne faisait-elle que tenter de l'aborder, de lui faire décrocher quelques mots.

Il se contenta donc de lui adresser un sourire lumineux, bien loin des rictus en coin qu'il affichait d'ordinaire.

- Quand tu danseras à nouveau, tu sauras.

Une ombre traversa fugitivement son regard, et il se détourna, mal à l'aise. Il allait bien falloir en parler.

- Tu sais que je ne partirai plus d'ici, pas vrai ?

Elle ne pourrait pas lui demander ça. Elle comprendrait. S'9il y avait bien une personne au monde à pouvoir comprendre, c'était elle.

La jeune femme ne put retenir un léger soupir de soulagement. Un temps, elle avait eu peur qu'il l’oublia tout à fait, lui préférant son piano. Mais il semblait encore conscient de son existence, et l'heure n'était pas venue de s'inquiéter davantage.

Oui je m'en doutais. Il faudra que tu l'annonces aux autres alors, je ne peux pas m'en charger pour toi. Et eux pensent déjà au départ...

Elle n'avait pas parlé d'elle, ni de danse. Mais elle vint se réfugier dans ses bras, presque chancelante...

Il acquiesça vaguement, l'esprit déjà ailleurs. Il l'étreignit brièvement, embrassa son front, et replongea dans ses pensées. Elle pouvait sentir des esquisses d'accord nerveusement appuyés par ses doigts impatients.

Il avait du mal à évaluer le temps qu'il devait lui consacrer avant de pouvoir repartir sans risquer ses foudres. En aucun cas il ne souhaitait lui faire de mal, mais l'appel du clavier était si puissant qu'il craignait de ne pas pouvoir lui résister très longtemps, pas après avoir subi un tel manque...

- Je ne t'ai encore rien joué, réalisa-t-il comme au sortir d'un rêve. Je ne t'ai pas demandé ce que tu voulais entendre...

Un sourire empreint d'une tristesse diffuse se peignit sur les traits d'Isaure. Il avait joué pour une autre avant elle, et ce souvenir serrait douloureusement le coeur de la danseuse. D'une voix si basse qu'elle n'était qu'un murmure, elle lui répondit :

Tu sais ce que je veux entendre. Ni Chopin, ni aucun autre pour l'instant. C'est toi que je veux entendre, toi et ce que tu m'as écrit, il y a si longtemps dans le désert.

Ce souvenir là n'était guère plus réjouissant, leur dispute avait viré au drame et Isaure avait failli y perdre l'usage de son corps si précieux. Mais la jeune femme n'y pensait plus, ne retenant que les notes dessinées puis esquissées du bout des doigts sur sa peau...

Il opina doucement, le front plissé par la réflexion.

- C'est une pièce ambitieuse. Je suis encore un peu rouillé. Laisse-moi un peu de temps, si tu ne souhaites entendre que celle-là... Je ne voudrais pas risquer de la gâcher. Elle mérite mieux.

Il eut un rire léger, ironique.

- De toute façon, ce n'est pas comme si je pouvais trouver un autre interprète, pas vrai? Il faudra bien que tu patientes.

Et bien je patienterai. Et je tâcherai de trouver une occupation en attendant.

Elle aurait pu se remettre à danser, mais comment avouer que la seule vue de la scène de New Vegas l'avait intimidée ? C'était une chose de danser dans le sable, une autre de retrouver les sensations d'un véritable plancher...

Dale m'a proposé de travailler avec lui à la serre.Il parait qu'ils y ont quelques beaux spécimens de plantes médicinales là dedans !

- Ce sera sans doute très bien.

Une réponse distraite, encore. Si elle avait dit qu'elle comptait se lancer dans l'élevage de musaraignes savantes, elle aurait sans doute eu droit à la même réponse. Il n'avait de toute façon aucune idée de qui pouvait être Dale, et ignorait que New Vegas possédait une serre. Il portait des œillères en forme de piano depuis son arrivée.

- Je dois passer voir un médecin, ensuite je pourrai recommencer à m'entraîner. J'ai moins perdu que je ne le pensais, mais ce n'est tout de même pas brillant.

Oui, t'entrainer, bien sûr... Mais reposes toi un peu avant.

Elle l'entraina vers la tente, espérant bientôt disposer de leur propre wagon pour avoir enfin plus d'espace et d'intimité.

La jeune femme se coucha sans ajouter un mot de plus, mais la gorge serrée...

Il se laissa entraîner mollement, une vague protestation au bord des lèvres. Ce serait raisonnable de grappiller quelques heures de sommeil, sans doute... Mais le piano l'appelait, il entendait ses notes éparses flotter dans l'air.

- Pas trop longtemps... Réveille-moi, si je ne me réveille pas. J'ai beaucoup de choses à faire...

Ses paupières à peine closes, il sombrait déjà.