Invitation

En fin de matinée, Isaure vint trouver Andras, déjà penché sur son piano, devenu rapidement, trop peut-être, sa préoccupation principale.

Comme il ne semblait pas l'entendre, la danseuse l'interrompit en posant sa main sur les touches d'ivoire, créant un amalgame bruyant de notes discordantes.

Rainette va emménager avec AM, tu vois de qui il s'agit ?

Elle avait lancé la discussion sans préavis, tentant de capter le maximum d'attention de la part du hongrois.

Ils nous invitent à venir visiter leur nid, mais Rainette semble craindre une quelconque réaction néfaste de ta part face à AM. Je ne sais plus très bien quelle discorde vous avait animés tous les deux à Shangri-La, mais elle souhaiterait faire table rase, et compte sur toi pour cela.

Je sais que tu es occupé en ce moment, mais elle est notre amie, et elle tient à cet homme. Aussi, si comme moi tu acceptes leur invitation, je te demanderai de... de rester courtois avec lui. D'accord ?

Elle passa une main dans les cheveux du pianiste, avant de l'embraser sur le front, en lui murmurant :

Tu me manques, Andras.

Il était en plein milieu d'un enchaînement compliqué qui lui donnait du fil à retordre depuis le matin quand Isaure l'interrompit de la manière la plus brutale et maladroite qui soit. Il n'en revenait, et lui lança un regard noir, la bouche déjà ouverte pour protester vertement ; mais elle l'avait heureusement devancé. Il l'écouta tout de même, espérant que l'interruption valait le coup, mais déchanta rapidement. Il ne cilla même pas quand elle l'embrassa.

- Je me fiche de cet imbécile. Je n'ai aucune envie de le revoir. Je croyais l'avoir laissé loin derrière nous. Rainette est une idiote.

Il fit rouler doucement ses épaules avant de remettre ses mains en position, mais elles tremblaient légèrement, et il soupira bruyamment. Il était énervé. Plus qu'à tout recommencer pour retrouver sa maîtrise de lui et pouvoir reprendre son entraînement. Une fois de plus, il porta un regard lourd de reproches sur la danseuse.

- Mais j'irai puisque tu y tiens, et je ne lui balancerai pas mon point à la figure. Je resterai "courtois", comme tu dis.

Je te demande de le faire pour Rainette, pas pour moi. Elle nous a suffisamment aidé dans notre voyage pour que nous lui rendions la pareille.

Je vais la rejoindre, nous allons chercher des vieux meubles dans un entrepôt. Ah oui, je ne te l'ai pas dit encore, mais Emi nous a donné un wagon, pour tous les deux. Je m'occupe de l’aménager, pour ne pas te prendre de ton précieux temps avec ton piano.

Elle s'éloigna de quelques pas pour partir, avant de s'arrêter et de lui faire face pour rajouter :

Tu es en train de changer Andras. Tu devrais faire attention. A moins que tes priorités aient changé.

Il lui fit face de la même manière, une lueur de défi dans le regard.

- Je suis en train de redevenir celui que je suis vraiment, Isaure. Peut-être que le résultat ne te satisfait pas. Peut-être que seul un autre artiste peut comprendre...

Il laissa planer le silence durant quelques secondes. Il voulait la secouer pour qu'elle se réveille de sa torpeur, qu'elle évacue ses peurs et se décide enfin à aller de l'avant. Il avait beau être obnubilé par son piano, il n'avait pas pu ne pas remarquer qu'elle n'avait pas encore entamé la moindre esquisse de mouvement de danse... Alors que tout ce dont elle aurait eu besoin était là.

- Danse, Isaure. Il faut que tu danses. Si tu n'y arrives plus... Je crois...

Il détourna les yeux, fixa la scène où elle aurait dû se trouver.

- Je crois que nous allons nous perdre.

Il repoussa le tabouret et s'avança vers elle, soudainement énervé, les mains voletant autour de lui comme des carnassiers. Elle n'avait pas le droit de lui faire porter tout le poids de leur éloignement. Il avait ses défauts, mais n'était pas responsable de tout!

- Tu avais l'Art, tu étais entière, exigeante, intransigeante! Tu dansais en marchant, tu parlais de scènes et de gloires passées, et il y avait quelque chose dans ton regard, une étincelle. Maintenant, tu as tout. Tu as la scène, tu as le public. Mais tu te laisses bouffer par la peur qui te ronges les tripes. Tu es en train de tout abandonner pour devenir n'importe qui. Et c'est moi qui change? Moi? Tu as toujours su. Ce n'est pas une surprise que je sois à ce piano, après des années passées à le chercher! Mais toi... Je ne sais même plus si tu es encore une danseuse, Isaure. Je ne sais même plus qui tu es.

Il se détourna, haussant les épaules, et revint caresser son cher piano. Avec une pointe d'aigreur, il ajouta enfin:

- Mais tu feras une excellente pharmacienne, je n'en doute pas. Une parmi toutes les autres.

Tu m'avais fait croire que je ne passerai jamais après un piano. Tu m'avais dit que dorénavant, c'était moi qui le remplaçait.

Mais maintenant que tu en as retrouvé un, je ne te vois plus. Es-tu venu me trouver une seule fois depuis notre arrivée ? T'es-tu intéressé à ce que je faisais ?

Sa voix se brisa soudainement, et le silence régna de nouveau. Plusieurs secondes passèrent ainsi, longues et pesantes. Quand elle reprit la parole, ce fut d'une voix éteinte :

Tu ne m'as même pas demandé ce que je voulais, si je souhaitais rester ici, si cette ville me plaisait.

Et tu me parles de danse alors que celle que j'étais a disparu depuis bien longtemps. Je ne redeviendrai pas Isis, je n'en suis pas capable.

Je comprends ta joie de retrouver un instrument. J'en suis heureuse pour toi. Mais moi, pour retrouver l'envie de danser, j'ai besoin de toi. J'ai besoin de me sentir épaulée, soutenue. Aimée...

- Oh bien entendu, c'est ma faute. J'aurais dû m'en douter.

Il voulait rester en colère, mais avait du mal à continuer à jouer. Les gestes étaient trop amples, la voix peu assurée, comme un mauvais comédien tentant de donner le change.

- Je peux te soutenir, je peux t'épauler. Mais je ne vais pas être une béquille pour toi. Parce que cette étincelle-là, tu dois la retrouver seule.

Il s'approcha de quelques pas. Son visage était ravagé par le manque de sommeil et la contrariété.

- Nous avons vécu ensemble, côte à côte, et nous nous sommes abreuvés de nos forces. Pas de nos faiblesses, Isaure. Je ne pense pas être la solution à ce problème-là. Je ne peux pas fouiller dans ton âme et y retrouver ce qui l'animait à ta place.

Il s'était peu à peu radouci, et captura une main de la danseuse dans les siennes en cherchant son regard.

- Et tu oublies que c'est pour toi que je m'entraîne, parce qu'il n'y a qu'un seul morceau que tu veux entendre, et que je ne suis pas encore capable de le jouer. Je pourrais retourner beaucoup de choses contre toi si je le souhaitais, Isaure. Tu ne veux pas m'entendre jouer. Tu n'es pas venue m'encourager. Tu ne t'es pas réjouie avec moi. Depuis le départ, tu traites le piano comme un rival, et tu me laisses dans mon coin comme si c'était une lubie qui allait me passer, exactement comme si j'étais un gosse avec un nouveau jouet. Je parie que tu lèves les yeux au ciel si tu parles de moi avec les autres. "Laissez-le faire, ça lui passera".

Il avait enfin retrouvé son éternelle impassibilité, maître de lui à nouveau.

- Isaure, ça ne me passera pas. J'apprendrai à le gérer avec toi, si tu le souhaites, mais ça ne me passera pas.

Elle sursauta presque quand il lui prit la main, à la fois surprise et pathétiquement émue de ce simple contact.

Il est plus facile de rejeter la faute sur les autres que d'assumer ses propres erreurs, n'est-ce pas ? Je sais très bien que ça ne te passera pas. Je suis simplement...

Elle chercha ses mots quelques instants avant de reprendre :

Jalouse.

Voilà, c'était dit. Au moins en partie.

Tu n'éprouves aucune gêne, aucune crainte à jouer, comme si tu étais seul au monde. Moi je n'y arrive pas. Je sais que je ne tolérerai pas l'échec, et encore moi que quelqu'un en soit le spectateur.

L'aveu d'Isaure l'avait soufflé. S'il y avait bien une chose à laquelle il ne s'attendait pas, c'était celle-là. Jalouse? Elle? Il la contemplait avec une incompréhension totale qui lui donnait presque l'air stupide. Puis lâcha sa main pour l'entourer de ses bras.

- J'ai peur aussi. Tu ne le vois donc pas? Je ne récupérerai jamais le même niveau, je le sais. J'ai vieilli, et mes mains sont restées mortes pendant trop longtemps. Mais en m'entraînant, je crois que je pourrai reprendre le même plaisir à jouer. C'est le seul langage que je parle correctement, tu sais. Il n'y a que comme ça que je peux m'exprimer et me comprendre moi-même. Je n'ai pas le choix. Il faut que je joue.

Sa main lui caressait pensivement les cheveux tandis qu'il cherchait ses mots.

- Et c'est sans doute pareil pour toi. Tu essaies de fuir et tu dis que tu as peur de l'échec, mais est-ce que tu as vraiment le choix? Si tu ne t'autorises plus à danser, tu vas tuer une part de toi. Ce n'est plus une histoire de niveau ou de compétition, il n'y a plus personne avec qui rivaliser, et on peut être le meilleur ou le pire, au choix. C'est une histoire de... vivre. Tu comprends ce que j'essaie de dire?

Sentir les bras du hongrois autour d'elle la calma quelque peu. Respirant profondément, elle enfouit son visage dans le cou de son amant, profitant du contact...

Oui, je comprends... Parce que malgré tout je ressens l'appel de l'art.

Une idée germa dans sa tête, dont elle fit part à Andras :

Tu sais, le wagon que nous allons avoir... Je pourrais peut-être voir pour y fixer une barre d'exercice à l'extérieur... Ca me permettrait de m'entrainer dans le calme. et à l'écart...

- Ce serait une excellente idée.

Il accentua son étreinte, respira l'odeur des cheveux d'Isaure, et ferma les yeux.

- Tu me diras... Si tu as besoin de solitude. Si tu préfères commencer seule. Et quand tu auras besoin de moi, je te promets que je serai là.

Il s'écarta légèrement, encadra le visage de la danseuse de ses mains et plongea son regard dans le sien.

- Je te le promets.

Elle sut qu'il disait vrai et tiendrait sa promesse. Un sourire illumina enfin son visage.

Merci.

Je vais m'occuper d’aménager notre coin, j'ai déjà plein d'idées en tête ! Et quand ce sera fini, je me remettrai à la danse, j'aurai tout le temps pour ça... ou presque.

Elle se mordit la lèvre avant de reprendre :

Je ne ferai pas que ça. Ils ont besoin de mes compétences médicales ici. Emi m'a proposé un poste de médecin. Pas de simple pharmacienne comme tu disais tout à l'heure. Je ne pense que je serai débordée, mais bizarrement, j'aime me sentir... utile.

J'inventerai peut-être une thérapie à base de musique et de danse ! Qui sait ?

Il risqua un sourire.

- Qui sait, en effet! Tu en serais bien capable...

Il dénoua son étreinte et se recula pour mieux la regarder.

- Prends le temps qu'il te faudra. Mais n'oublie pas qui tu es.

Si jamais je me perds encore, je compte sur toi pour me retrouver...

Elle l'embrassa tendrement avant de finir :

Je vais rejoindre Rainette et AM. A tout à l'heure !