A la sortie de l'Alambic

Après avoir dansé à l'Alambic, Isaure avait entrainé Andras à l'extérieur du bâtiment. La jeune femme voulait profiter de cette renaissance avec lui, recueillir son avis, faire le point à l'écart d'inconnus. Ils marchèrent silencieusement dans la ville, près des wagons résidentiels, quand la jeune femme s'arrêta.

Alors ? Qu'en as-tu pensé ? Franchement ?

- Tu le sais très bien, Isaure. Je ne t'aurais pas menti.

Il était encore tout gonflé d'orgueil de marcher à ses côtés.

- Ce n'est même pas nécessaire que je le dise, et je ne comprends même pas comment tu peux en douter et avoir besoin de l'entendre. Tu le sais. Tu étais sublime.

Il avait ralenti légèrement le rythme de leurs pas pour pouvoir converser en la regardant droit dans les yeux.

- Je ne peux pas te parler niveau ou technique, je ne connais rien à tout ça. Mais je sais que... c'était de l'Art.

J'ai eu l'impression de me dédoubler. Que c'était pas moi qui dansait, mais une autre, une inconnue ou plutôt quelqu'un que j'avais oublié. Je n'ai pas eu le choix... La musique était là et il y avait de l'Art partout, tu l'as senti aussi ? L'Art est entré en moi, a pris possession de mon, corps et je n'ai pas pu lutter. Ca a été trop fort...

Elle s'arrêta de marcher, la voix exaltée par la description furieuse de ce qu'elle avait ressenti...

Je pensais que plus jamais je ne ressentirais ça. Que je pourrais peut-être esquisser deux ou trois pas, dans le noir, seule, mais pas plus. Mais là Andras, là c'était comme un coup de poignard. Un mélange de souffrance et d'incroyable sensation de vie...

Il laissa échapper un rire bref et joyeux, et la saisit dans ses bras, noyant son visage dans les cheveux de la danseuse. Sa bouche vint murmurer à son oreille tandis qu'il resserrait son étreinte:

- Bon retour parmi nous, mademoiselle De Valois... Bon retour au pays.

Il ne savait pas s'il parlait du pays des artistes, ou de celui des vivants, plus généralement, mais était persuadé qu'Isaure était enfin arrivé à bon port. Si elle comprenait, il serait moins seul, et peut-être pourraient-ils enfin mener la vie dont ils rêvaient depuis si longtemps.

Je ne veux plus en partir...

Elle se réfugia dans ses bras et l'embrassa d'abord dans le cou, puis remonta jusqu'aux lèvres du pianiste. La soirée était belle, la danseuse se sentait bien, et retrouver quelques moments avec son amant l'enchantait.

Elle finit toutefois par relâcher l'étreinte et d'une main, elle l'emmena face à un wagon isolé dont elle ouvrit la lourde porte métallique sans presque un grincement.

Elle monta les quelques marches, alluma une bougie dont elle semblait connaitre par coeur l'emplacement avec celui des allumettes, et reprit la parole :

C'est notre futur chez nous. Je suis en train de l'aménager avec Myl et Marcel. Bientôt, il y aura l'électricité.

Andras pouvait entrapercevoir un tas assez conséquent de tissus dans un coin et quelques planches dans un autre...

Il parcourut l'intérieur du wagon des yeux, tâchant d'en évaluer le potentiel. Il ne payait pas vraiment de mine pour le moment, mais ce serait un chez-eux, en dur, solidement installé... et pas une tente à démonter chaque matin pour la remonter chaque soir. Il prit le temps d'examiner chaque recoin, se tournant et se retournant jusqu'à ce qu'il juge en avoir fait le tour.

- C'est le début de beaucoup de choses qui ne nous étaient pas permises. Décorer... faire quelque chose qui nous ressemble...

Il avait réalisé que la vie de nomade lui pesait, mais ce n'était qu'à présent qu'il en saisissait la pleine ampleur. Il se redressa soudain, sourit à Isaure, et sortit du wagon en l'invitant à le suivre.

- On a raté quelque chose... Une vieille tradition. Tu ne devais pas entrer comme ça. Il faut que je te fasse franchir le seuil!

La danseuse était ravie de voir que le hongrois s'enthousiasmait lui aussi à l'idée de vivre dans ce wagon, dans un "chez eux" qu'elle avait hâte de finir d'aménager.

Quand Andras l'emmena dehors et lui expliqua les raisons, elle ne put que s'étonner :

Je croyais que c'était uniquement réservé aux mariés ce genre de tradition, non ?

Il haussa brièvement les épaules.

- Il faut tout réinventer, puisque le mariage n'existe plus. Et je pense que des années de route ensemble ont plus de valeur, mais si tu préfères avoir une robe blanche et un air virginal...

Il s'inclina légèrement, gentiment moqueur.

Et bien quoi, ne ferais-je pas une parfaite mariée en blanc, toute auréolée de pureté et d'innocence ? Et bien entendu, je serais toute effarouchée et timide pour notre première nuit de noces !

Qu'en penses-tu ?

- Je pense que d'aussi loin que je me souvienne, tu n'as jamais été effarouchée et timide. Ce n'est pas crédible.

Il écarta les bras puis les laissa retomber, dans un geste d'abandon.

- Bon, mon idée était mauvaise et je l'oublie, c'est ça? Madame ne passera le seuil que sur ses deux jolies jambes?

Elle se rapprocha de lui, de sa démarche souple et sensuelle, et lui caressa doucement la joue.

Bien sûr que non.

Elle l'embrassa avec un mélange de passion et de tendresse, puis lui souffla :

Emmène moi chez moi Andras.

Il la souleva souplement dans ses bras en un éclair, et plongea son regard dans le sien. Elle était légère comme un oiseau... L'une de ses mains enserrait sa taille fine, l'autre caressait du bout des doigts une cuisse que la danse avait marquée de son empreinte. Isaure avait un corps parfait, il le savait, et le réalisait encore davantage après l'avoir vue danser.

Il se préserva quelques secondes avant de s'avancer d'un pas décidé vers le seuil qu'il franchit avec cérémonie, lentement, son regard toujours immergé dans le sien. Malgré la discussion un peu légère qu'ils avaient eue à ce sujet, l'instant avait son importance, moment presque sacré, prélude à une nouvelle vie à deux, qui pouvait à présent réellement commencer.

Il la reposa doucement sur le sol avant de l'enserrer dans ses bras, un air rêveur sur les traits. Après quelques secondes silencieuses, il s'empara de sa bouche pour l'embrasser avec une passion difficilement contenue.

- Je te dois beaucoup de mercis, je crois... Pour tout ce que tu fais, et ce que tu sacrifies.

Il ne sentait aucun besoin de s'expliquer davantage.

Isaure avait inconsciemment retenu sa respiration quand Andras l'avait portée et lui avait ainsi fait franchir la porte de leur future "demeure". Elle avait l'impression d'être dans une sorte de rêve éveillé, dans les bras de l'homme qu'elle aimait et face à une nouvelle vie.

Elle accueillit son baiser avec bonheur, lui rendant avec la même ferveur quand il la remercia. La jeune femme savait que l'air libre et les grands espaces lui manqueraient, mais elle avait trouvé dans cette ville de quoi pallier tout cela pour pouvoir continuer de vivre auprès du pianiste.

Sa main glissée dans celle du hongrois, elle l'entraina au fond du wagon, là où étaient entassés les multiples tissus.

Ici ce sera notre chambre. J'ai déjà tout prévu. Si tu me fais confiance, je pense pouvoir te réserver une belle surprise.

Il ne ressentit pas le besoin de préciser qu'il lui faisait aveuglément confiance, et se contenta de hocher la tête docilement. Il n'y attachait pas encore une grande importance: le seul fait d'avoir des murs stables et un foyer lui suffisait.

- Un lit à baldaquin majestueux? Des moulures au plafond?

Oui, et un tapis rouge pour l'entrée de Monsieur !

Elle lui sourit tendrement et revint se caler dans ses bras.

Tu te rends compte que c'est chez nous ? Qu'enfin on aura une vraie intimité, un véritable endroit pour nous retrouver ? Finis les ronflements, les bruits d'insomnie ou de pas, le vent... Juste nous deux...