Les papyrus

Felim se contenta de remettre son boxer, et se mit en route avec Cherry. A quelques mètres de là, il s'arrêta près de sa tente, s'y engouffra deux minutes et ressortit vêtu d'un jean's complètement troué et d'une chemise noire.

C'est à Camall. Il me les avait donné avant notre arrivée ici.

Avec un haussement d'épaules, il sembla reconnaitre qu'il n'avait guère d'allure mais qu'il s'en fichait royalement. Son sac en bandoulière, il émit un long sifflement.

Le bruit des ailes puissantes de Maorga fendit l'air et ce fut dans un impact incisif qu'il se posa sur l'épaule de son maitre, qui lui donna un morceau de viande séchée sortit de son sac.

Allons-y !

Cherry ne pouvait s’empêcher d’observer l’oiseau avec admiration. Elle retrouva quelque peu sa verve, le temps de lui dire :

- En fait, tu es un peu une Blanche Neige d’Irlande… Les lèvres rouges comme le sang, les cheveux noirs comme l’ébène, la peau blanche comme neige, et tu apprivoises les animaux sauvages. Est-ce que dans les marais, tu vas te mettre à chanter ? Et tu seras suivi par tous les animaux des environs, qui viendront se frotter contre toi ?

Peut-être bien, et je croquerai une pomme empoisonnée. Seul le baiser de ma princesse charmante pourra me sauver et nous serons vivrons heureux et longtemps. C'est bien cela ?

Ils venaient de franchir les portes de la Ville. Felim observa les alentours et avança d'un pas assuré vers les marais...

Et figures toi que je chante très bien ! Cela nous donnait du courage dans l'Oglaigh, quand nous entamions notre hymne !

- Et quelles qualités n’as-tu pas, dis-moi, Felim Clancy ?

Elle se sentait désarmée face à lui. C’était bien la première fois qu’elle rencontrait un homme parfait, et elle était vraiment curieuse de savoir tout ce qu’il dissimulait.

- Tu n’es même pas humain. Tu es un prototype échappé d’un laboratoire. Ou un pur produit de mon imagination.

Elle avait l’impression de devoir courir derrière lui, et pressa le pas pour rester à sa hauteur.

- Quand je clignerai des yeux, tu disparaîtras aussitôt, et il faudra réinventer l’asile pour m’y enfermer.

Voyons voir... Je suis... Un barbare sanguinaire doublé d'un parfait homme de foyer. Dr Jekyll et Mr Hyde, tu vois le tableau ? C'est un peu moi !

Oh non je suis loin d'être l'homme idéal... Vraiment... Ma mère m'a bien élevé, c'est tout !

Les marais commençaient à se dessiner face à eux. Le corbeau s'envola en repérage, effectuant plusieurs cercles, revenant en coassant auprès de l'irlandais avant de repartir...

Elle le dévisageait d’un air sceptique, comme si elle attendait que le maquillage s’effrite et révèle le monstre. Elle continua sur le même ton taquin.

- Tu me présenteras le Dr Jekyll, je crois qu’il m’impressionnera moins. Mister Hyde m’a toujours foutu les boules, avec son petit air irréprochable… Il est totalement irréel. Exactement comme toi. Un jour, je trouverai le détonateur, et tu seras perdu pour toujours. Tu ne le sais peut-être pas, mais tu as signé ta damnation, avec moi…

Elle avait toujours trouvé l’ambiance des marais malsaine. Toute cette végétation en décomposition, cette odeur de putréfaction, l’immobilité et le grouillement des insectes… Elle crut voir passer un moustique gros comme une libellule, et esquissa une grimace.

Ne sois pas si pressé de le rencontrer... Certains n'en sont pas revenus.

Il fouilla dans son sac et en sortit une petite fiole qu'il tendit à Cherry.

Tiens, mets en sur ton visage et tes bras. Ca repoussera les insectes.

En même temps qu'il parlait, le jeune homme ramassa deux longues et solides branches d'arbre. Il fit l'échange de l'une d'entre elles contre la potion.

Ca va nous permettre de sonder le terrain, pour ne pas tomber dans un trou. Et d'éloigner s'il le faut les bêtes...

- Je sens que je vais adorer ça. Tu comptes m’expliquer à quoi ressemble du papyrus, ou bien tu espères simplement me perdre dans les marais ?

Les semelles de ses Doc faisaient un bruit de succion affreux à chaque pas. La tenue inhabituelle de Felim le rendait étrange, presque inconnu. Les bruissements des marais avaient de quoi angoisser n’importe qui. Et il faisait trop chaud… Cherry était totalement fan des marais.

- N’espère pas tomber sur des ours, j’ai croisé Marc ce matin, et il m’a dit qu’il n’y avait que des renards et des lapins. Rien de bien extraordinaire. Même pas un puma mutant.

Marc ?

Felim s'arrêta et se retourna vers elle, un sourcil interrogateur levé.

Tu lui as parlé de notre... petite escapade ?

Le jeune homme était visiblement étonné, voire même plus...

- Absolument pas !

Cherry était bien trop occupée à surveiller où elle mettait les pieds pour guetter le changement d’expression sur le visage de Felim.

- Rien de compromettant pour toi, je te rassure… On a parlé chasse, en fait. Chips, précisément. On cherchait comment récolter le plus de graisse possible, et c’est là qu’il m’a parlé des animaux du coin…

Elle redressa rapidement la tête, juste le temps de lui dire :

- Tu peux dormir tranquille, je n’ai révélé aucun secret d’état.

En vérité, Felim se fichait pas mal de savoir de quoi ils avaient parlé. Ce qui l'ennuyait, c'était juste qu'ils aient parlé ensemble. Et ce sentiment était nouveau pour lui. La jalousie. Une belle saloperie encore... Autant changer de sujet...

Les papyrus alors... Ce sont de grandes plantes vertes, avec une tige toute droite, pas vraiment épaisse. Elle se termine par des feuilles fines et allongées, parfois sur deux couches...

Je ne sais pas si on en trouvera ici, mais ces plantes là aiment l'eau et la chaleur, alors avec un peu de chance...

De grandes plantes vertes, une tige toute droite, des feuilles fines et allongées. Elle ne voyait pas du tout. Soit il expliquait très mal, soit elle était à l’ouest. Pour éviter toute complication, elle préféra hocher la tête sagement. Et par mesure de sécurité, il valait mieux poser une question, pour avoir l’air de s’impliquer.

- Grandes… Comment ?

Au même moment, son bâton s’enfonça profondément dans le sol, et elle faillit perdre l’équilibre. Après quelques gesticulations dignes d’un acrobate et de nombreux moulinets des bras, elle retrouva enfin son centre de gravité.

- Ouf ! L’est pas passé loin, lui…

Assuré qu'elle n'avait rien, Felim laissa échapper un petit rire.

Je ne sais pas si c'était vraiment une bonne idée de t'emmener ici. Ce n'est pas une thalassothérapie !

Il lui désigna un endroit herbeux à quelques mètres de là.

Tu n'as qu'à rester là bas si tu veux, le temps que je cherche.

- Non mais dis donc, mon jeune ami, tu me prends pour une parisienne, ou quoi ? J’ai peut-être pas grandi dans des marais, mais je suis une fille de la cambrousse, moi ! Je vais pas rester assise à me limer les ongles pendant que tu cherches… Et de toute façon, je ne sais pas du tout où est ma lime à ongles. Je t’en foutrai, des thalasso, moi !

Elle prit une mine vexée pas crédible pour un sou, menton relevé et une main sur la hanche.

Parfait ! Je suppose dans ce cas que tu n'aurais rien contre la couleuvre qui approche derrière toi !

Du bout de son bâton, il désigna les pieds de Cherry, où en fait aucun reptile ne se trouvait...

- Une couleuvre ? Où ça ?

Curieuse, elle chercha le serpent imaginaire pendant quelques secondes, front plissé, avant de se retourner vers lui.

- Ok… T’espérais me faire peur, en fait, c’est ça ? Tu ne m’écoutes pas quand je te dis que je suis une fille de la campagne ? Une vipère, je ne dis pas, mais une petite couleuvre…

Elle haussa les épaules.

En souriant, il s'approcha pour l'embrasser et pour tout commentaire, lança :

Je t'aime.

Il continua ensuite à avancer, à l'aise dans ce milieu presque hostile, quand Cherry put l'entendre pousser une exclamation ravie :

En voilà ! Viens voir !

Elle était restée scotchée sur place, complètement stupéfaite après ce « je t’aime » inattendu. Quoi, déjà ? Si simplement ? Si vite ? C’était une coutume de son pays, c’était ça ? Elle ne s’était tout simplement pas attendue à ça, et n’en revenait pas. Elle était encore immobilisée, bouche bée, quand il l’appela.

Il lui fallut quelques secondes supplémentaires pour reprendre ses esprits, et elle secoua la tête avant de s’approcher de lui aussi rapidement que possible. Mais plutôt que de s’inquiéter de ce qu’il avait trouvé, elle s’entendit s’exclamer :

- Comment ça, tu m’aimes ?

Hum ?

Un papyrus à la main, Felim mit quelques temps à faire le lien entre ce que lui demandait Cherry et ce qu'il lui avait dit avant sa trouvaille...

Oui, je t'aime, pourquoi ? Je te l'ai déjà fait comprendre non ? De quoi t'étonnes-tu ? Tu crois vraiment que je serai si patient si ce n'était pas par amour ?

Tout ça la dépassait complètement. Et puis ça allait contre toutes les traditions qu’elle connaissait. Et pour le « si patient », il exagérait un peu. On devenait patient après 48 heures au moins, avant c’était de la rigolade.

- Mais jamais on ne… Enfin ça ne se… je veux dire, si vite ? Ca ne se dit pas comme ça, il faut être sûr… Je… Je suis ridicule, là, non ?

D’où lui venait soudainement ce vieux fond fleur bleue ? Ce besoin étrange de respecter les normes ? Pour ce qu’elles lui avaient apporté, les normes… Elle prit une grande inspiration, et s’expliqua un peu plus calmement.

- Ce sont des choses… trop importantes pour être dites si vite, tu comprends ? Enfin, bon d’accord c’est un truc de guimauve d’adolescente, et je ne sais pas pourquoi je m’embarrasse de ça, mais c’est incongru. Enfin, inattendu. Bon, disons qu’en 24 heures, je ne vois pas trop comment on peut être sûr d’aimer quelqu’un au point de lui dire de but en blanc. On ne doit pas en avoir la même définition.

Oh, et puis merde, laisse tomber et fais voir ta plante !

Il y a des choses qui ne s'expliquent pas. Ce que je ressens en fait partie. Je sais que je t'aime, comme je sais comment je m'appelle ou où je suis né. C'est comme une évidence en quelque sorte. Mais promis, je ne te le dirai plus !

Il lui tendit le papyrus, lui laissant le temps de l'examiner.

C'est joli tu ne trouves pas ? Simple, mais joli !

Elle ne s’intéressa pas immédiatement à la plante qu’il lui tendait, désireuse d’en finir avec le sujet en cours.

- Mais non… je ne te demande pas de plus le dire… Si tu le ressens tu… Oh et puis fais comme tu veux, mais moi je ne me plains pas. Je n’ai jamais dit que c’était désagréable à entendre !

Elle laissa retomber ses bras en un geste d'impuissance. Difficile de se faire comprendre sur ce genre de sujet. Elle n'était pas très bonne oratrice quand on en venait aux sentiments.

- Bon, fais voir… Alors c’est ce truc-là ? Et en faisant sécher ça, on pourra faire du papier ?

Felim n'en rajouta pas plus et enchaina :

Il faut couper la tige trèèèèèès finement et superposer les lamelles en couche. Et une fois que ça sèche, ça donne une sorte de papier ! Et dès lors, on pourra dessiner de côté et vivre dans une pyramide !

L'irlandais lui laissa l'exemplaire, et se baissa pour commencer sa cueillette. Il leur en faudrait beaucoup, vraiment beaucoup...

Fais attention avec les feuilles, elles peuvent couper !

Cherry enfila prudemment ses gants de jardinage, et se mit au travail. Malgré un gros effort d’imagination, elle ne voyait pas très bien comment des tiges empilées pourraient donner du papier, mais s’il le disait… Peut-être faudrait-il les tresser ? Ou bien les presser ? Elle n’en avait strictement aucune idée. Et ce n’était certainement pas sa préoccupation principale.

Silencieusement, elle arrachait les tiges de papyrus, tandis que son esprit bouillonnait. Etait-il vraiment possible d’aimer aussi vite ? De se sentir si différente de celle qu’elle était hier ? Elle avait beau fouiller dans sa mémoire, elle ne se souvenait s’être jamais sentie comme ça. Le regard des hommes l’avait toujours flattée, et elle se sentait bien face à un amoureux, mais ça… Ce n’était vraiment pas pareil.

Même avec lui, elle n’avait pas ressenti ça. Et elle l’avait pourtant épousé. Bon, d’accord, elle était enceinte… Ca avait précipité sa décision. Et il fallait bien se ranger, à un moment ou à un autre. Et les « je t’aime », au bout de quelques semaines, sont de rigueur.

Elle s’arrêta quelques instants pour observer Felim, un sourire rêveur aux lèvres. Si elle se faisait avoir en beauté, elle en aurait tout de même bien profité. Il était encore plus séduisant avec ces vêtements dépareillés. Comme s’il l’autorisait à voir un côté secret de lui.

- Tu devrais t’habiller comme ça tous les jours !