Les papyrus

Felim se releva, un énorme bouquet de papyrus dans les bras et regarda Cherry, un peu surpris :

Comme... ça ?! Pour ressembler au premier quidam venu ? Non merci !

Il rajouta en plaisantant :

J'ai un rang à tenir Mademoiselle Cherry, et un diplomate ne peut se permettre de se laisser aller !

Etait-elle sérieuse ? Lui avait l'impression d'être déguisé et empêtré dans des vêtements tout à fait inadaptés pour lui.

- Ah oui, j’oubliais tes très importantes responsabilités… Au moins, habillé comme un pouilleux, on pourrait vraiment parler de talent politique, plutôt que de supposer que tu fais honteusement du charme à tous tes interlocuteurs… Tu serais peut-être plus crédible…

Elle reprit l’arrachage du papyrus pendant quelques secondes silencieuses, avant de préciser :

- Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais tu es encore plus attirant que d’habitude, comme ça. Ca doit être le côté négligé qui me parle !

Mes interlocuteurs ne voient pas comment je suis habillé, j'ai une radio, pas une télévision, ah ah !

Le jeune homme posa sa cueillette et prit ensuite une pose digne d'un mannequin.

C'est vrai que ça me donne un petit air de rockstar, j'ai peut-être loupé ma carrière ! Tu voudrais être ma groupie ?

- Parce que tu ne parles que par radio interposée, maintenant ? Heureuse de constituer une exception ! Et puis je ne suis pas fan de rock gothique, merci. De toute façon ce n’est pas très communiste, comme idée !

Elle regarda sa pose avec un œil critique, comme un producteur réfléchissant à la signature de contrat d’un aspirant chanteur.

- Je ne sais pas, petit… T’es pas assez solide pour ce métier. Tu plongerais dans la drogue en moins de deux !

Elle tâcha de dissimuler son sourire, mais ne réussit que piètrement.

Ah mince, la drogue... Ca serait vraiment dommage de tomber là-dedans, c'est sûr...

Depuis combien de temps se droguait-il d'ailleurs ? 6 ans ? 7 ans ? Plus peut-être ? Pourrait-il arrêter un jour ? En mourrait-il ?...

Oublions la star alors. Que j'arrive déjà à faire deux ou trois choses bien serait pas mal !

Je crois qu'on a assez de papyrus... On rentre ?

Elle mit un genou au sol, le temps de nouer toute sa récolte de papyrus en botte. Si elle avait été plus intelligente, elle aurait prévu des liens pour fixer la botte sur son dos, mais elle se débrouillerait sans. Ses bras entouraient avec peine les papyrus, et elle se dit qu’elle aurait bien du mal à regarder où elle marchait. Elle siffla de contrariété.

- J’ai été trop gourmande, on dirait… Bon, attends trente secondes.

Elle entreprit de tresser quelques tiges, obtenant un semblant de lien un peu plus solide. Ses doigts s’entremêlaient sans hésitation, rapides et efficaces. Après quelques minutes, elle avait obtenu un semblant de cordes, dont elle se servit pour attacher la botte, et former des bretelles approximatives. Ca ne ressemblait peut-être à rien, mais ça lui libérait les mains.

- J’ai l’impression d’être bouffée par les insectes… Ca doit être les orties.

L'irlandais la regarda faire, impressionné :

Wahou ! Ca je sais pas faire, tu m'apprendras à être doué de mes mains comme ça ?

Un sourire freedent aux lèvres, il lui lança un clin d'oeil, et ouvrit la marche. Il n'était pas facile d'avancer dans le dédale des marais avec les bras chargés, mais le jeune homme s'en sortait assez correctement jusqu'à ce que son pied heurta une pierre dissimulée. Lâchant sa cargaison, il s'étala de tout son long dans la boue, pour finir par ressembler à un pantin désarticulé...

Il y a toujours dans ce genre de cas une seconde suspendue dans le temps, où l’on hésite entre le fou rire et la compassion. Pour Cherry cette seconde sembla durer beaucoup plus qu’elle ne l’aurait dû. Finalement, elle sembla se décider bien involontairement pour un mélange des deux.

C’est en riant comme une folle qu’elle se précipita vers lui.

- Ca va ? Tu ne t’es pas fait mal ? Tu vas bien ?

Il releva la tête avec un sourire qui se voulait rassurant jusqu'à ce qui s'appuya sur son poignet. Un léger cri s'échappa de ses lèvres, et assit dans la boue, il tâta méticuleusement l'articulation endolorie.

Une foulure. Ca passera. Tu peux m'aider à me relever ?

Il devait sûrement être bien moins séduisant ainsi, couvert de boue de la tête aux pieds, des feuilles mortes dans les cheveux et une grimace de douleur sur les lèvres...

Le sourire de Cherry s’effaça instantanément.

- Attends. Ne bouge pas.

Les habitudes ont la vie dure, en particulier quand on a été la maman d’un petit monstre insaisissable, au moins pendant quelques années. De cette époque, elle avait gardé l’habitude de transporter quantités de choses dans son sac à main. Réserve de mouchoirs, biscuits pour les petits creux, jus de fruit, doudou, et bien évidemment l’indispensable trousse de secours.

C’est donc d’une main assurée qu’elle en sortit une bande, et commença à immobiliser le poignet de Felim. Dès qu’elle eut terminé, elle sortit un linge propre de son sac, versa un peu d’eau dessus, et commença à débarbouiller l’irlandais. Il ne lui vint pas à l’esprit une seule minute qu’elle s’occupait de lui comme d’un enfant de trois ans, et qu’il pourrait s’en offusquer.

- Ne bouge pas, je ne retire que le plus gros… Tu vas définitivement ruiné ta réputation. Tu devrais penser à rentrer en ville sous un nom d’emprunt, par mesure de sécurité. Disons « Herbert Jardin ». Tu aimes les expéditions dans les marais et te rouler dans la boue. Ca te va ?

Herbert Jardin ?

L'irlandais éclata de rire.

Et toi tu seras qui ? Fleur d'Automne ? Quel couple grandiose !

Docile, il se laissait faire en même temps. Il y avait bien longtemps que quelqu'un n'avait pas pris soin de lui, et c'était avec plaisir qu'il dégustait ce moment.

Et tu sais ma réputation... Je m'en fiche un peu...

- Moi, je n’ai plus besoin de changer de nom. C’est toi qui arrives sous une nouvelle identité, couvert de boue !

Elle parut enfin plus ou moins satisfaite du résultat, et gratifia l’irlandais d’un baiser sur le nez.

- Il est magnifique ! Et sache, jeune blanc-bec, que quand on se lance dans le monde cruel de la politique, on prête attention à sa réputation, c’est comme ça ! C’est le monde merveilleux de la diplomatie.

Moui... Tu as sans doute raison.

Le monde merveilleux de la diplomatie... Le matin même, Felim avait eu de bonnes et de mauvaises surprises. Les Khmers étaient détestés un peu partout, sa position ne serait pas facile... Et si un jour il repartait, les Westlanders seraient surement plus que surveillés...

Rentrons, je déteste être sale. Herbert Jardin ne vivra pas longtemps, crois moi !

Il ramassa tant bien que mal ses papyrus et reprit son chemin, avec toutefois bien plus de précautions...

Elle veilla sur lui du coin de l’œil, vérifiant qu’il posait les pieds aux bons endroits, attentive au moindre de ses mouvements. Ce n’est qu’en apercevant les enceintes de la Ville Rouge qu’elle commença à se détendre un peu.

- Eh bien tu en seras sorti vivant, en fin de compte… Enfin, Herbert Jardin en sera sorti vivant. Je n’aurais pas parié là-dessus. Où est-ce que tu comptes déposer les papyrus ? On les fait sécher au soleil ?

Non, ils ne doivent pas sécher encore. Il faut d'abord les couper en lamelles, ça va demander un peu de temps...

Ils pénétrèrent dans la communauté, adressant un vague signe de tête à celui qui gardait les portes et Felim se dirigea vers sa tente...

Laissons les là pour le moment. Je vais me laver. Tu.. Tu viens ?

Comme un retour quelques heures plus tôt, l'irlandais plongea dans l'étang, cette fois-ci totalement habillé, pour débarrasser ses vêtements de la terre qui les maculait...

Si Dieu cherchait à lui faire passer un message, il aurait pu s’y prendre un peu plus subtilement. Elle abandonna sa botte de papyrus au bord de l’étang, sortit un morceau de savon de son sac, et le rejoignit après s’être de nouveau mise en sous-vêtements.

- Un shampoing, Herbert ? Ca ne te fera pas de mal…

Elle fit mousser le savon entre ses mains avant de lui tendre.

L'irlandais se frictionna énergiquement les cheveux, le visage et le cou. Puis il remonta jusqu'à avoir pieds, se débarrassa de ses vêtements et entreprit de les laver également, avec une minutie peu courante. Chaque centimètre carré de tissu était inspecté et nettoyé. Quand il eut finit, il sortit de l'eau, nu comme un ver, pour étendre impeccablement le tout sur l'herbe ensoleillé, tirant notamment sur la chemise pour éviter toute pliure... Il était peut-être là le secret de Felim Clancy : prendre soin scrupuleusement de chaque chose pour les garder le plus longtemps possible...

Le jeune homme s'allongea paresseusement dans l'herbe, les mains sous la nuque, offrant son corps aux rayons du soleil. Autant pour lui-même que pour Cherry, il déclara :

C'est ça qu'il nous manque en Irlande. Le soleil.

Cherry était sèche et habillée depuis longtemps, n’ayant pas la même méticulosité avec son hygiène corporelle comme avec sa garde-robe. Elle l’avait regardé opérer du coin de l’œil, ébahie par une telle patience. Elle le contemplait encore avec étonnement quand il s’allongea enfin à ses côtés.

- C’est épatant. Vraiment épatant. Je confirme que tu n’es pas humain. Tu ne peux pas être un robot non plus, sinon l’eau t’aurait détraqué. Tu es un envahisseur de l’espace !

Elle bascula vers lui, et lui caressa la joue.

- Tu es venu en mission d’observation pour ta planète, et tu vas détruire la Terre après avoir récolté assez d’informations.

L'irlandais affichait une moue de déception...

Oh mince tu m'as découvert ! Je m'appelle en vérité Zglurg 76TH. Et je vais maintenant être obligé de t'enlever pour que tu ne révèles rien à ton peuple. As-tu un dernier mot à dire avant que nous partions vers l'infini et l'au-delà ?

Felim s'amusait à cligner des yeux, dévoilant tantôt le bleu clair, tantôt le noir, tandis que sa bouche émettait des "bzzz" réguliers...

Elle pouffa de rire comme une enfant, une main voilant sa bouche. Jamais elle n’aurait pu supposer ce côté-là chez lui, toujours si… équivalent. Egal à lui-même, lisse, présentable. Elle lui cacha le visage derrière ses mains pour ne plus le voir.

- Arrête ça !

Puis, sur le ton qu’on emploierait avec un gamin qui fait des grimaces :

- S’il y a un courant d’air, tu vas rester à jamais bloqué comme ça !

Lui dissimulant toujours les yeux, elle dégagea sa bouche et l’embrassa.

Il prit le baiser avec bonheur puis commenta d'une voix métallique et hâchée:

Il fau-dra appren-dre ce-la à mon peu-ple. Eux aussi veu-lent être heu-reux.

Felim s'empara de la main qui lui masquait les yeux et en embrassa la paume, puis le bout de chaque doigt...

- Très bien, je me sacrifierai pour la cause de ton peuple, puisque tel est ton désir. Je les embrasserai tous !

Elle le regardait avec une tendresse nouvelle, heureuse de le découvrir. Jusqu’à présent, rien n’avait fait qu’elle puisse l’aimer moins, au contraire. Mais les premiers jours étaient toujours semblables à une lune de miel, et les masques ne tomberaient que plus tard.

Tous ?! Non non non, je te gardes uniquement pour moi ! Nous ne sommes pas communistes là bas!

Il l'embrassa avec fougue, comme pour appuyer ses propos.

Peux-tu me passer mon boxer ? Il doit être sec maintenant, et si quelqu'un nous trouvait ainsi, on penserait que tu cherches à me violer ! Ah ah !

- Tu es ridicule. Personne n’aurait d’idées aussi déplacées à mon sujet. Je suis quelqu’un de respectable, moi.

Elle étendit le bras suffisamment pour attraper le boxer en question, et lui envoya tout en se relevant. Elle commençait à avoir faim.

- Bon, j’y vais… Je te réserve ma soirée, ou bien tu as d’autres choses de prévues ?

Je viendrai te voir, si je reçois un carton d'invitation...

Le jeune homme se releva avec nonchalance.

Je vais aller voir si toutes mes maîtresses vont bien et écouter qui m'a insulté sur les ondes...