De si charmantes retrouvailles

Les derniers jours étaient passés à une vitesse éclair pour Felim. Sorti pour apporter de l'aide dans la mine, le jeune homme avait été confronté à la mort de Gomer et à la trahison de Freddy.

La suite n'avait été qu'un imbroglio de drogues, de souvenirs et de déceptions. Rentré dans la Ville, il n'avait adressé la parole quasiment à personne, s'isolant longuement avec Maorga pour seul compagnon.

Et puis un jour, ce fut le déclic. Il passa une bonne partie de l'après midi avec les Khmers avant de retrouver Cherry...

Jolie demoiselle, je ne te déranges pas ?

Il lui lança un léger sourire, toujours aussi ravi de se retrouver face à la jolie blonde.

Alors, tu te plais ici ? Pas trop dur de s'intégrer ?

Cherry, les poings sur les hanches, le regarda d'un air faussement réprobateur.

- Monsieur Clancy! Je ne pensais plus avoir l'honneur de votre conversation! Alors comme ça, on s'est souvenu de mon existence?

Une lueur amusée dans le regard, elle poursuivit sur le même ton, s'enflammant au fur et à mesure de son discours ampoulé.

- Quand je pense que j'ai bravé les dangers des marais, la colère des beatniks sauvages et la rencontre avec des khmers sanguinaires pour le simple plaisir de votre compagnie! Vraiment, vous faites peu de cas de mes sacrifices! Après tout ce que j'ai enduré pour vous! Vous ne méritez pas mon dévouement, Monsieur Clancy, voilà tout! A la première occasion, vous m'abandonnez sous prétexte de mission à l'extérieur!

Elle leva théâtralement les yeux au ciel, les lèvres pincées en une moue de désespoir... ou un rire contenu.

-Quand je pense que je vous ai donné les meilleures journées de ma vie à l'air libre!

Oh Cherry, à la fois si belle et si cruelle, acceptes de me pardonner !

Prenant l'air le plus désespéré et malheureux possible, le jeune homme se laissa tomber genoux à terre, joignant les mains pour implorer son amie :

Je t'en supplies douce demoiselle, crois en mon sincère repentir et daignes excuser ton pauvre serviteur de tant de maladresse !

Joignant les mains à son tour, elle se lamenta :

- Pauvre de moi, hélas ! Je ne puis résister plus longtemps à votre charme ! Vous êtes ma damnation, mon tourment éternel !

Elle laissa finalement retomber les bras le long de son corps, un sourire sur les lèvres, consciente de commencer à attirer l’attention des passants. Ce n’était certainement pas pour lui déplaire, mais le jeu avait assez duré à son goût. C’est sur son ton habituel qu’elle reprit la conversation.

- Je ne suis pas encore installée pour te proposer de passer prendre l’apéro, mais le cœur y est. D’ailleurs j’ai commencé à dessiner quelques cartes, pendant mon temps libre… Si tu veux faire un poker, suffit de me prévenir. Et sache que j’ai cruellement souffert de l’absence de mon guide touristique !

Le jeune homme se releva avec grâce et s'inclina devant Cherry :

Ta bonté m'honore, je t'en serai éternellement reconnaissant !

Il la dévisagea en souriant avant d'avouer :

Le poker ? J'en ai déjà entendu parler, mais je connais pas ce jeu. Me l'apprendras-tu ? Je promets d'être bon élève et de rester sage, même si cela relèvera du défi auprès d'une si sublime maitresse !

Il glissa alors ses mains dans ses poches, refrénant l'envie naissante dans la prendre dans ses bras et de gouter à ses lèvres magnifiques...

Cherry releva un sourcil étonné.

- Tu ne connais pas ? J’aurais cru, pourtant. Je t’imaginais bien dans une cave sombre, un cubain aux lèvres, nappé dans un nuage de fumée. Tant pis ! Je ne suis pas certaine de me souvenir très bien des règles moi-même… Je sais qu’on peut mettre ses cartes au tapis, mais je ne sais plus quand. Par contre, je me souviens des combinaisons.

Elle réfléchit quelques instants, la main entortillant pensivement une mèche blonde autour de l’index. Le poker… Elle n’en savait que très peu, au fond. Pas besoin d’avoir une main plus forte pour gagner, si on y allait au bluff… Mais comment gagnait-on, au bluff ? Pourquoi ne présentait-on pas toujours ses cartes ? Après de courtes secondes de réflexion, elle eut un sourire vague, et conclut :

- Je pense qu’on va être obligé de réinventer les règles… J’ai bien peur que le poker post-crash ne perde peu à peu ses points communs avec le poker traditionnel.

D’un geste, elle l’invita à la suivre, et se mit en route vers sa tente. Du sac qui heurtait sa hanche à chaque pas dépassaient quelques maigres herbes médicinales, et une unique fleur malingre. Après quelques mètres de silence, elle déclara soudain d’une voix joyeuse :

- Et quant à rester sage, mon pauvre Felim… Je ne te laisserai même pas le loisir de prendre cette décision.

L'irlandais soupira légèrement... Si elle avait su quel genre d'activités il avait mené dans des caves sombres et enfumées, Cherry aurait sans doute perdu son joli sourire... Autant garder cette part de lui secrète pour le moment...

Il la suivit donc vers sa tente quand son regard accrocha la petite fleur dépassant du sac. Posant sa main sur le bras de la jeune femme, il l'arrêta.

Attends.

Il se saisit du délicat végétal et vint le planter dans la chevelure blonde.

Voilà ce qu'il manquait ! C'est parfait ! Tu es...

Malgré l'avertissement donné, ce fut avec une douceur insoupçonnée qu'il vint placer ses mains de part et d'autre du visage de Cherry...

- ...Parfaitement ridicule, compléta-t-elle. J'ai enfin l'air de la hippie que les Khmers voudraient voir en moi. Tu leur ferais un plaisir immense.

Elle se dégagea des mains de Felim tout en ôtant la fleur, qu'elle fit tournoyer entre ses doigts en reprenant sa marche. Son regard s'était légèrement durci. Elle n'était plus une adolescente facilement impressionable, prête à s'enflammer et à tout remettre en question... Elle n'attendait plus rien. Ne voulait plus rien. Elle n'avait plus seize ans et des cascades de rire dans la gorge. Mais interprétait-elle trop vite des gestes amicaux, dans sa crainte de se faire avoir une fois de plus? Elle s'emballait sans doute... Sans doute. Si Felim était un ami, et un ami apparemment amoureux, en plus, elle pouvait déposer les armes quelques temps. Mais Cherry se connaissait trop bien, et savait qu'elle n'aurait ce répit que si elle mettait les choses au clair, brusquement.

Elle interrompit donc sa marche et se planta face à lui, droite et fière.

- Felim... Pas de ça entre nous, d'accord? J'ai déjà donné.

Donné quoi Cherry ? Tu as déjà offert à quelqu'un tout l'amour et le bonheur que tu portes ? Ne t'en reste-t-il dont aucune miette ?

L'irlandais s'empara des mains de la jeune femme et la garda dans les siennes, dont le léger tremblement ne parvenait guère à être dissimulé...

Je n'ai aucune envie de te brusquer. Et je sais pertinemment quelle image je peux offrir. Felim le charmeur, le beau-parleur, voire le collectionneur d'après certains. J'ai toujours été comme ça. Et je le resterai sans doute.

Et pourtant quand je te vois... Tu me troubles Cherry. Depuis le premier jour. Je n'arrive pas à me maitriser quand tu es là. Tu es la seule face à qui je perds mes mots. Et que tu me rejettes ne fait que me renforcer dans mes convictions. Il y a quelque chose que je dois découvrir auprès de toi.

Les mâchoires de l'irlandais s'étaient crispées et il lâcha les mains de la jeune femme pour serrer les poings.

Je te respecterai toujours, j'espère que tu le sais. Mais je t'en prie Cherry, laisse ton passé derrière toi. Ou déposes le entre mes mains...

Le tremblement des mains de Felim s'était propagé à celles de Cherry, qui sentait son souffle s'accélérer. Avec colère, elle songea qu'elle était sans doute en train de rougir comme une collégienne, bien qu'elle ait largement passé l'âge. Avec rage, elle dût admettre qu'une partie d'elle avait désespérément envie d'au moins essayer d'y croire encore, et de se laisser aller contre lui, avec lui... Elle n'avait rien appris du tout. Elle était toujours la petite blonde écervelée et inutile qui avait tout gâché à force de papillonner joyeusement, puis de se laisser convaincre par un prince charmant au rabais.

Elle ne lui fit pas l'affront de retirer ses mains, mais le toisa avec tristesse.

- Tu n'es pas différent. J'y ai presque cru. Pourquoi est-ce qu'il faut toujours que ça finisse comme ça, hein?

Elle se redressa encore un peu plus, les épaules jetées en arrière. Presque sauvage.

- Il faudrait tout donner? Je n'ai plus rien à donner, rien du tout. Je suis vide. Je suis morte. Alors ris, plaisante, charme autant que tu veux, mais n'essaie pas de me faire croire que nous...

Incapable de trouver ses mots, elle secoua la tête.

- Je croyais que tu étais heureux. Qu'est-ce que j'ai mal compris? Et Alek? C'était une passade? Et je devrais être la suivante? Comment est-ce que je pourrais... Je ne comprends rien, Felim. Je croyais que nous étions amis. Qu'est-ce qui se passe?

Elle le dévisagea avidement, guettant des réponses dans son regard.

Alek... Alek est une femme merveilleuse. Je l'aime, d'une certaine manière, peut être pas la meilleure. Elle me permet d'exorciser mes démons, d'assouvir mes pulsions. Alek connait la plus mauvaise partie de moi et elle ne m'a jamais jugée.

Mais l'homme que je suis avec elle... Cet homme là est en train de changer. Parce que le monde a changé, parce qu'ici personne ne connait Felim Clancy l'Egorgeur, parce qu'ici je ne suis pas l'ennemi public de tout un peuple. Alek aurait été la compagne idéale de ce Felim là. Ils auraient formé un couple redoutable.

Le jeune homme s'arrêta, prêt à craquer, incapable de comprendre ce qui lui arrivait. Jamais il ne mettait son coeur à nu, et l'effet produit face à Cherry le dévastait et le terrorisait... Dans un murmure, il lâcha :

Je veux devenir meilleur Cherry. Je m'y applique tous les jours...

Il tomba à genoux, la tête cachée dans les mains.

Tu vas me demander ce que tu viens faire dans cette histoire n'est ce pas ?

Je ne sais pas. Je ne peux pas te l'expliquer. Je vois ton visage et mon coeur s'emballe. J'entends ta voix et ma respiration s'accélère. Je respire ton odeur et mon sang pulse horriblement.

Que te dire de plus ? Je sais juste que j'ai besoin de toi...

Pars Cherry, et laisses moi. Je ne pourrai pas être ton ami. Pas tant que je te désirerai.

Figée sur place, Cherry n'arrivait pas à se décider. Elle n'avait pas esquissé un mouvement vers lui quand il était tombé à genoux, jugeant la démarche beaucoup trop mélodramatique pour elle; mais elle ne le rangeait pas définitivement pour autant dans la catégorie des comédiens. Préparait-il sa tirade depuis si longtemps? Y'avait-il un fond de sincérité quelque part?

Et quand bien même... Qu'est-ce que ça changerait? Elle prit la parole doucement, prononçant chaque mot aussi prudemment que s'il risquait de se rompre pour la plonger dans les abysses.

- Même si... J'étais capable de te donner une chance, ton désir ne ferait que t'encombrer, Felim. Si c'est cela que tu visais, tu peux faire demi-tour encore plus vite que moi. Est-ce que tu te souviens de ce que j'ai dit à cet idiot vulgaire, quand je suis arrivée ici? C'était la vérité. Je n'ai rien de... Je ne suis pas... Faire l'amour ne m'intéresse pas. Plus précisément, faire l'amour ne m'apporte rien, et n'a donc aucun attrait pour moi. Même si tu parvenais à m'avoir à tes côtés, tu n'aurais rien de plus que l'incroyable bonheur de ma présence inutile et impassible.

Elle eut un rire sans joie, caustique.

- Imagine un peu le sacrifice! Bonjour le plaisir quotidien! Un amour magnifiquement platonique, comme dans les plus beaux romans de chevalerie!

Un bref frisson la secoua, mélange de pur dégoût envers ce qu'elle était devenue, et de haine envers ce qui l'avait provoqué. Ce n'était pas encore assez loin.

- Tu seras donc mon ami ou rien, Felim Clancy. Parce que je n'ai rien de plus à offrir. Tout ça prend une autre couleur, maintenant que je te l'ai expliqué, pas vrai? Relève-toi. Je n'en vaux pas la peine.

Après une ultime hésitation, elle ajouta beaucoup plus bas, comme une confession:

- Et... merci.

Qui te parles de sexe Cherry ?! Pas moi ! Je...

Il se releva lentement. Son pantalon était maculé de poussière, et lui,, d'habitude si précieux et soucieux de son apparence, ne semblait n'y attacher aucune importance.

J'aimerai te convaincre. Ôter toute cette horreur que tu as pour toi-même. Vaincre ton passé et tes douleurs. Si seulement tu me l'accordais... Si seulement tu me faisais confiance... Demande moi n'importe quoi, je le ferai.

Je n'ai rien d'un chevalier. Je ne suis qu'un homme. Un homme tourmenté et rejeté par le plus délicieux des êtres. Tu pourrais me cracher ton indifférence et ton aversion pour moi que je t'adorerai encore.

Avec une rapidité déconcertante, il lui vola un baiser. Combien de secondes s'écoulèrent ainsi ? Une ? Deux ?
Felim n'en avait aucune idée, mais il aurait souhaité que le temps s'arrêta au moment même...

Trop estomaquée pour réagir, Cherry se laissa embrasser sans protester, ses pensées tourbillonant en un maëlstrom d'émotions contradictoires. Pas de sexe? C'était ce qu'ils voulaient tous, pourtant, elle le savait très bien. Des petites salopes anonymes prêtes à se mettre à quatre pattes en leur répétant qu'ils sont extraordinaires et inégalables. Et quand ils n'ont plus de pute à la maison, ils mettent les voiles. C'était simple, très simple. Enfantin. Cherry l'avait très bien compris, et en avait pris son parti.

Pourquoi alors mettait-elle tant de temps à le repousser?

C'était décevant, tout simplement. Elle avait cru trouver un ami sur lequel se reposer un peu; elle avait cru avoir compris bien des choses et être différente aujourd'hui... Au final, ce n'était encore qu'une petite dinde, et elle n'avait rien.

Elle parvint enfin à s'arracher à son emprise, mais ne put le regarder en face. Sa poitrine se soulevait et s'affaissait au rythme paniqué de sa respiration. Elle était certainement tout à fait rouge, maintenant, et le fait qu'elle rectifie machinalement l'alignement d'une mèche blonde ne lui donnerait pas de contenance pour autant.

- Je ne suis ni adorable, ni délicieuse. Je n'aurais pas dû te rejoindre, c'était une erreur.

Les larmes lui montèrent aux yeux et elle se mordit les lèvres.

- Et puis merde! Tu vas me rendre dingue, et moi je ne suis qu'une pauvre conne!

Cherry... Je ne voulais pas... Viens...

L'irlandais s'en voulait. Jamais il n'avait rencontré de femmes si peu sûres d'elles et si fragiles. Et surtout, jamais il n'avait voulu blesser Cherry.

Il l'a prit délicatement dans ses bras, la laissant se calmer, caressant doucement ses longs cheveux...

Je t'assure que tu n'as rien d'une conne. Oh Cherry, comment te faire comprendre que tu te trompes et que je ne te veux aucun mal ?

Felim enfoui son visage dans la chevelure blonde, priant pour qu'elle lui pardonna un jour. Des larmes vinrent aussi mouiller ses yeux bicolores, et comme une lente litanie, il murmura :

Je suis désolé... Je suis désolé... Je suis désolé...

Il aurait voulu disparaitre, ou s'envoler comme Maorga. Ou revenir sur le passé. Mais rien de tout cela n'était possible. Et le coeur de Felim se brisa doucement...

Elle était perdue, et aurait voulu être avalée net par les sables du désert, engloutie dans un oubli salvateur... Elle aurait tout donné, offert sans réserves les maigres trésors qu'elle avait encore, pour un seul rire de Zoé. Mais personne ne la lui rendrait, personne ne changerait le crime qu'elle avait pu, qu'elle avait dû commettre, personne ne lui expliquerait son erreur, ni n'apaiserait sa haine.

Pourquoi, pourquoi pas... Qu'est-ce que cela apporte, qu'est-ce que cela change. Ne plus jamais y croire. Laisser une chance. Vivre. Oublier. Se battre. Se venger. Quel sang faire couler? Pourquoi faire couler du sang?

Cherry s'abandonna à l'étreinte offerte, sans protester. Pour quelques minutes, elle accepta de se défaire de son fardeau, et ses épaules se dénouèrent brusquement. Elle garda les yeux fermés, les cils humides.

- Tu n'as pas à être désolé. C'est moi. Je ne sais pas... Je ne sais plus comment faire. Je ne suis pas sûre de pouvoir le faire. Ni de vouloir. C'est... trop difficile. Je veux...

Et dans un dernier gémissement, coincidant avec l'affaissement de ses dernières barrières, un appel qui ne s'adressait plus vraiment au présent.

- Rendez-la moi...

Il embrassa avec tendresse la tête blonde, cherchant ses mots pour la réconforter, pesant chaque phrase avec hantise et inquiétude...

Tu n'es plus seule Cherry, je veillerai sur toi et tes cauchemars. Je t'offrirai le temps qu'il te faudra, ma vie entière s'il le faut, mais je te promets qu'un jour tu seras à nouveau heureuse.

Ses bras la serrèrent un peu plus fort contre lui, comme s'il voulait lui transmettre sa force et son énergie...

Et puis, comme le glas, résonna la phrase "rendez-la moi". Qui, quoi, Felim n'en avait pas la moindre idée. Et pourtant il sentait que toute la peine de Cherry s'exprimait dans ces trois mots, que la clé était là, douloureuse et cruelle...

Laisse moi masquer tes ombres Cherry, et te protéger...

- Personne ne peut me protéger.

Il lui sembla reprendre brusquement conscience. Ses yeux humides, ses balbutiements ridicules, et leur étreinte maladroite et déplacée au beau milieu de la rue, à la merci des regards de n'importe qui... Mais qu'est-ce qui lui passait par la tête? Elle n'avait donc plus aucun orgueil?

Elle fit un pas en arrière, sourit doucement à Felim, à nouveau maîtresse d'elle-même.

- Je ne suis pas sûre que ce soit l'endroit approprié pour ce genre de conversation. Je suis en train de me donner en spectacle, et je déteste ça. Je sais bien que les divertissements se font rares, mais ce n'est pas une raison...

Elle s'accrocha à son bras, et l'entraîna à sa suite, reprenant le trajet qu'ils n'avaient fait qu'esquisser.

- Je ne sais même pas exactement où j'ai planté ma tente, et je crains qu'elle ne soit pas très solide, de toute façon. Je me demande si elle passerait l'hiver... Si tu t'y connais plus que moi, j'accepterais avec plaisir que tu vérifies les fixations. Un de ces jours, elle va me tomber sur la tête, et tu verras un fantôme de toile courir dans toute la ville en se heurtant aux murs. En fait, je préfererais de loin avoir une petite cabane, mais puisque je n'ai aucune idée de ce que je vais faire de ma vie, je ne sais pas quoi faire. Je n'ai pas encore ouvert mon commerce de textile, donc je n'ai pas les moyens de me faire bâtir un petit manoir.

Le ton était badin, mais la main enserrant son poignet apportait la preuve qu'elle n'occultait pas leur conversation... et laissait même entendre qu'elle reprendrait quand l'environnement le permettrait.

- Et toi, Felim... Tu comptes reprendre la route?

Il se laissa entrainer, heureux et soulagé de constater qu'elle ne l'avait pas repoussé. Et à tous ceux qui pourraient se moquer d'eux, Felim se promit de leur rabattre le caquet...

Je regarderai ta tente. Et pour la cabane, nous pouvons peut-être en parler à Burt. Je suis sûr qu'il n'y verrait aucun inconvénient !

Quant à reprendre la route...

Un léger soupir s'échappa, puis il reprit posément :

J'espère un jour pouvoir repartir. Je n'aime pas rester enfermé, et je crois qu'il en est de même pour le reste des Westlanders. Mais à l'heure actuelle, que pouvons nous faire à l'extérieur, si ce n'est risquer inutilement nos vies ?

Je viens en fait d'être nommé diplomate de la Ville. J'étais en réunion avec Paulette et les Khmers avant de venir te trouver. Ils m'accordent leur confiance, et c'est un grand honneur que je ne tiens pas à bafouer. Alors je crois que je vais rester quelques temps ici, pour les aider à bâtir leur rêve...

La conversation lui semblait si éloignée de ce qu'ils venaient d'échanger qu'il se demanda un instant s'il n'avait pas rêvé... Et pourtant les yeux rougis de Cherry lui démontraient le contraire...

- Diplomate! Rien que ça! Je vais devoir y mettre les formes pour te parler, maintenant!

Gentiment moqueuse, elle esquissa une légère révérence avant de reprendre sa marche.

- Je suis honorée du temps que vous m'accordez, Monsieur Clancy! Vous devez être bien occupé, avec ces menaces qui nous entourent! Diplomate, vraiment... Oh, c'est un beau métier. J'aimais beaucoup... Je ne l'ai pas été très longtemps, et certainement pas pour un public remarquable... Mais j'aimais bien. Alors comme ça, tu es à fond dans le mode de pensée khmer. Je dois avouer que ça m'étonne. Toutes ces histoires... Le communisme, le partage, la solidarité, c'est très joli sur papier, mais dans l'application, ça n'a jamais rien donné.

Elle haussa brièvement les épaules.

- Je ne m'y connais pas assez en histoire pour être plus précise, ce n'est sans doute rien de plus qu'une vague impression. Et je suppose que ça peut se tenter, si c'est dans l'idéal du bien commun et de toutes ces âneries. Mais... Ca me fait peur. La frontière entre idéalisme et fanatisme est trop ténue. D'ici à ce qu'on plante des têtes de capitalistes sur des piquets à l'entrée de la ville, il n'y a qu'un pas. Et puis, le plus important... Comment va-t-on devenir riches, hein, dans une cité communiste?

Un large sourire complice illumina son visage. Ils pouvaient à présent apercevoir la forme de sa petite tente brunâtre, insignifiante dans l'ombre du mirador.

- Tu oublies notre fabrique de tabac, mon commerce de textile, nos futures industries florissantes!

J'espère alors pouvoir te demander conseils si j'en ai besoin ! Je crois que s'ils m'ont choisi c'est surtout parce que je sais manier les mots et les tournures... A moi maintenant les joies des insultes et autres mauvaises pensées sur notre ravissante cité ! Ah ah !

Plus sérieusement, il continua :

Je ne suis pas "à fond" comme tu dis dans la pensée Khmer. Mais pour y avoir réfléchi, je ne vois pas quel système peut être plus égalitaire que le communisme. Paulette n'a, à mon avis, aucune envie de reproduire les erreurs de ses illustres prédécesseurs. Il s'agit simplement de développer une société juste et paisible, où chacun aura sa place.

Plus d'oppresseurs. Plus d'opprimés. C'est cette idée qui me plait.

Quant à notre fabrique de tabac...

Il la regarda en souriant, le regard brillant :

Je ne l'oublie pas ! Être diplomate ne m'empêche pas d'avoir des projets à côté, non ?

Tabac Cherry : le meilleur à rouler, le meilleur à fumer, le meilleur pour la vie ! Ah ah ah !

- J’espère seulement que tu es meilleur diplomate que publicitaire, sinon on court à la catastrophe !

Ils étaient arrivés. Cherry dégagea le pan de tissu qui servait d’entrée, et fit signe à Felim d’entrer. La tente était plus que modeste, et la toile, élimée par endroits, semblait avoir résisté à bien des années de campement sauvage. Cherry avait tenté de donner une apparence confortable à l’intérieur, n’y réussissant que fort peu. Trois grands coussins faisaient figure de sièges pour les visiteurs, et son propre matelas anorexique pouvait servir de mauvais sofa. En plein milieu, une caisse en bois retournée tâchait de donner l’illusion d’une table basse et supportait le poids d’une grosse bougie blanche. Les vêtements et autres secrets de Cherry s’entassaient sans doute dans le gros sac de toile qu’on apercevait près de la tête du matelas.

Après l’avoir laissé passer, elle remit en place le pan de toile, les plongeant dans la pénombre, puis alla s’asseoir sur le matelas, jetant son petit sac rempli d’herbes près du sac de toile.

- Installe-toi où tu peux. Dès qu’on me livre mon salon en cuir, promis, ça aura beaucoup plus de gueule, mais pour l’instant va falloir se contenter de ça.

Felim parut surprit de l'allure que Cherry avait donné à son intérieur. Comparée à la sienne, la tente de la jeune femme avait des allures de petit cocon, bien loin du style très épuré de son propre abri.

Il s'installa sur l'un des coussins, prenant garde à ne rien déranger, redoutant de faire tomber la poussière de son pantalon sur le matelas...

Bon passons sur le canapé, mais où as-tu caché la télévision ? Oh non, je parie que tu fais partie de ses détracteurs et que tu refuses d'en acheter une, c'est ça ?

- Ha ! Ne m’en parle pas, de la télévision ! J’avais commandé un écran ultra plat, et ces crétins sont en rupture de stock ! Nous voilà condamnés à nous faire la conversation, mon pauvre ami !

Elle s’agita quelques instants, mal à l’aise, incapable de trouver une assise confortable. Est-ce que la conversation allait encore tourner au mélo ? Il allait bien le falloir, si elle voulait mettre les choses au clair… Pourtant, ce n’était pas le cadre qu’elle aurait voulu donner à cet échange. L’environnement était trop intime pour qu’elle soit capable de rester rationnelle. Bien que sur son territoire, elle se sentait totalement à sa merci.

- Oh, mais ne parle pas trop fort… S’ils entendent qu’on garde une certaine nostalgie de la société de consommation, ils vont nous lyncher en place publique. J’ai d’autres ambitions pour ma mort ! Je voudrais quelque chose de plus spectaculaire que ça… Une action héroïque, je sais pas, moi, un champ de bataille, ou un assassinat ! Un crime passionnel, ce serait formidable ! Et encore, moi ça pourrait passer, mais le diplomate fraîchement nommé, ça ferait désordre, avoue-le.

Et bien dans ce cas, tentons toi et moi de garder nos vies pour le moment !

Le jeune homme déserra un peu sa cravate et ouvrit le premier bouton de sa chemise, laissant apparaitre sa gorge blanche. Ce geste trahissait-il un signe d'aise ou au contraire de nervosité, il était difficile de le savoir tant il était inhabituel de voir Felim toucher à son impeccable tenue devant quelqu'un...

Je... Hum... C'est... J'aime bien ce que tu as fait de ton... intérieur...

Il se trouva pathétique. Des mots vides, insignifiants, tellement éloignés de tout ce qu'il ressentait. Sa main gauche palpa à travers le tissu de son pantalon le petit sachet de cocaïne qu'il transportait. Elle était toujours là, rassurante, sa maitresse artificielle. Mais face à Cherry, l'irlandais ne voulait pas être faible ni lâche...