De si charmantes retrouvailles

Elle éclata de rire en l’entendant. C’était si inattendu !

- Tu trouves aussi ! Magnifique, n’est-ce pas ! J’ai choisi un angle de décoration épuré, genre sortie de poubelles !

Impossible de faire cesser son fou rire. Elle sentait des larmes d’hilarité lui monter aux yeux, que ce soit face au malaise de Felim ou à sa propre nervosité.

- Si tu veux… Je refais la déco chez toi ! C’est simple ! Tu vas à la décharge récupérer des choses pas trop pourries, et hop ! Le tout, c’est de veiller à ce que tout ait l’air complètement usé ! Oh, excuse-moi… Je me fous pas de toi… C’est juste que, mon intérieur, tu sais…

Elle s’essuya les yeux avec un petit soupir, tâchant de se contrôler. Du peu qu’elle le connaissait, elle supposait que Felim ne se vexerait pas, mais savait-on jamais ! La tension entre eux était presque palpable, après tout, et cela pouvait changer la donne.

Ce fut non sans bonheur qu'il observa Cherry, même s'il était la cause de cet incontrôlable fou-rire, le jeune homme était heureux de la voir se détendre quelques secondes.

Et pourtant, il décida de rompre ce semblant de joie, prenant sur lui pour porter les quelques mots qui pourraient peut-être les séparer à jamais :

Cherry, je crois qu'on devrait... Qu'on devrait se raconter nos vies, notre passé, pour mieux se connaitre et se comprendre... On a sans doute besoin tous les deux de briser certaines choses...

Il esquissa un geste pour prendre la main de la jeune femme avant de se raviser, craignant qu'elle ne le repoussa. Il ne voulait ni la brusquer, ni la faire fuir, seulement l'aider...

Si tu le souhaites bien sûr. Si tu souhaites découvrir le monstre que je cache et me montrer tes douleurs. Mais je ne t'y forcerai pas. La décision t'appartient...

A nouveau cet éclat métallique dans son regard, dur et froid.

- Je ne vois vraiment pas en quoi ça importe. La pluie de feu a tout effacé, et nous avons tous de nouvelles vies devant nous. Je ne dis pas que je ne suis pas curieuse de découvrir l’horrible monstre que tu es en réalité…

Un sourire taquin, encore. Quand bien même il aurait assassiné père et mère, cela ne comptait plus vraiment. Elle aurait même pu le comprendre…

- Je serais même sans doute heureuse d’en savoir plus. J’adore les histoires ! Alors si ça te fait plaisir, je t’écouterai volontiers. Mais…

Elle s’agita encore, se redressa, détourna le regard. Sa voix se fit moins douce.

- Je ne vois pas en quoi cela t’apporterait de connaître ne fut-ce que mon nom. Tout ça est loin. Et je ne te fournirai pas les armes pour m’abattre.

Mais qui te parles de t'abattre Cherry ? Qui ? Pas moi je crois !
Plus je cherche à te connaitre, plus te renfermes, plus je m'approche de toi, plus tu t'éloignes ! Qu'attends tu de moi ?

Le jeune homme s'enflamma, témoignage de son impuissance et de son désespoir face à mur qui se dressait face à lui...

J'ignore ce que tu as vécu. J'ignore quel type d'enfoirés tu as pu croiser, combien ont pu te blesser, te faire perdre tes rêves. Mais je ne suis pas ce genre d'hommes !

Je pose mes sentiments dans tes mains, et tu en fais une boulette que tu envois directement à la poubelle ! N'as tu pas envie de les récupérer et de les défroisser un peu ?

Je ne veux pas me battre contre toi. Je veux juste te rendre heureuse, être l'épaule sur laquelle tu pourras t'appuyer, les bras dans lesquels tu pourras te réfugier ! Mais il faut que tu m'aides, que tu acceptes de me faire confiance, juste un peu...

Cherry resta interdite quelques instants. Son intention n’avait jamais été de blesser Felim, et elle ne s’était pas attendue à cette révolte de sa part. Comment réagir ? Baisser les bras, déjà, et se dire que cela n’avait aucune chance de fonctionner ? Ne pas lui accorder la moindre chance ?

Est-ce que c’était encore possible ? Quelqu’un pouvait-il ne vouloir que son bien ? Elle baissa la tête, perdue à nouveau entre celle qu’elle aurait voulu être, et celle qu’elle était, tout simplement.

- Je ne te repousse pas. Je ne nie pas… ce que tu me dis. Mais je ne comprends pas comment tu prétends mieux… m’aimer, en me connaissant un peu plus. J’aurais voulu tirer un trait sur tout ça.

Elle porta une main nerveuse à sa bouche, et se mordilla l’ongle de l’index pendant quelques instants. Peut-être qu’un compromis était possible. Peut-être pouvait-elle essayer, rien qu’un peu… Après un silence trop long, elle reprit sans le regarder.

- Il m’a pris ma fille. Il est parti avec elle, sans un mot. Quand je suis rentrée, la maison était vide, et je n’avais plus rien. Je n’ai jamais su pourquoi, comment. J’avais une fille, il me l’a volée quand il a été trop fatigué de moi. Les hommes…

Elle s’enflamma peu à peu, le regard noir, meurtrier, dirigé vers un coin de la pièce, s’efforçant de penser qu’il n’était pas là pour avoir la force d’en dire un peu plus.

- Les hommes prennent les femmes qu’ils pensent soumises, et les jettent. Je ne veux pas être ce genre de femme, je ne croyais pas l’être. J’ai préféré… Après ça, j’ai préféré agir comme eux. J’ai payé des hommes, comme ils payent des femmes. Mais ça ne faisait que me salir, moi. Je voudrais être aussi dure que ça, pour pouvoir me redonner une chance d’exister. Prendre quand j’en avais envie, ne pas m’embarrasser de sentiments ou de remords. Briser et détruire. Mais… De toute façon, ça ne me faisait rien. Il m’a tuée en me la prenant. Je ne sais pas si on peut comprendre ça à moins de l’avoir vécu. La pluie de feu… C’était une aubaine. J’ai pu tout changer, recommencer, ou essayer en tout cas. Lui, il a dû crever comme un rat, et il pourrit quelque part sous des décombres. Si un jour je croise son cadavre, je le mettrai en pièces de mes mains. La plus beau cadeau que la vie puisse m’offrir, ce serait de déchirer sa chair morte, de le voir à ma merci. D’exterminer ce qu’il reste de lui. Je voudrais les réduire tous à néant, ceux qui pensent que rien d’autre ne compte qu’eux… Il me garde attachée à lui, avec ce qu’il m’a fait. Voir mes poings s’écraser sur son visage mort…

Elle soupira. Personne ne lui avait fait ce cadeau. Elle resterait à jamais impuissante.

- Je ne suis ni adorable, ni délicieuse. Et là, j’ai besoin d’un verre.

Elle posa la bougie sur le sol, et souleva la caisse pour en extirper une bouteille d’un liquide trouble qu’elle déboucha brusquement avant de le porter à ses lèvres avec avidité. L’air de la tente s’emplit de l’odeur mauvaise d’un alcool de médiocre qualité.

Felim écouta son récit silencieusement, ne posant aucune question, ne montrant aucune émotion. Mais tout cela n'était qu'une façade. Au fond de son être, il bouillonnait. Chaque parole de Cherry était un poignard dans son coeur amoureux, et plus les secondes défilaient, plus il regrettait de lui avoir demandé qu'elle parla de son passé...

Il avait tué nombre d'hommes, en avait haï plus d'un, mais celui là, celui de Cherry, même s'il ne le connaissait pas, celui là il l'exécrait de toute son âme.

Quand elle sortit la bouteille et la porta à sa bouche, Felim posa doucement sa main sur le bras de la jeune femme pour l'arrêter :

Ne fais pas ça... Tu te sentiras mieux quelques minutes, mais après ? Ca ne te la rendra pas...

Qui était-il pour lui donner des leçons, lui qui était sous l'emprise de la drogue depuis tant d'années ?

Si je voulais que tu me parles de toi, ce n'est pas par curiosité. C'est pour comprendre d'où vient ton rejet des hommes, pour que je saches quelles sont les erreurs que je ne dois pas commettre. Et pour que tu te libères. Je fais partie de ceux qui pensent que la parole a des vertus, qu'elle permet d'expier en partie ce qu'on ressent...

Et tu es adorable et délicieuse, crois moi.

L'irlandais porta sa main vers la chevelure blonde, qu'il frôla du bout des doigts.

A mes yeux en tout cas tu l'es. Je ne suis pas grand chose, mon avis ne compte surement pas pour beaucoup, mais moi je te trouve véritablement merveilleuse.

J'aime la manière dont tu entortilles une mèche autour de ton doigt quand tu es gênée.
J'aime la moue et les jolies fossettes qui se creusent sur tes joues quand tu es contrariée.
J'aime tes grands yeux sombres, si mystérieux, dont lesquels j'ai envie de me noyer.
J'aime ton franc-parler et ta manière de ne pas te laisser faire quand on vient t'importuner.
J'aime ton rire cristallin, que j'entends pourtant si rarement.
J'aime ce mélange de force et de fragilité qui te rendent unique et que j'ai tant envie de protéger.

Je pourrais continuer la liste encore longtemps, te parler de ta peau, de ta façon de marcher, de ton regard, de toutes ces petites choses qui font que je t'aime...

Un soupir de plus, la bouteille abandonnée dans sa main. Elle ne savait plus.

- Il me disait tout ça aussi, le prince charmant… Puis il s’est mis à aller voir ailleurs, et je fermais les yeux. Puis j’ai eu ma fille, et tout ça n’avait plus d’importance, puisqu’il m’avait donné le plus grand des trésors. Il ne se cachait même plus des filles d’un soir, des liaisons plus ou moins durables, de ces putes qui écartaient les cuisses pour un mot de lui. Je croyais que ça ne comptait pas. Puis il a tout emmené, et j’étais morte.

Elle souleva brusquement la bouteille, et prit quelques gorgées salvatrices, dans l’espoir vain d’anesthésier ses souvenirs.

- Tu me fais parler, Monsieur Clancy, et tu ne dis rien. « L’égorgeur », hein ? Il va falloir que tu me racontes, maintenant. A moins que tu ne t’en ailles sans crier gare. J’espère seulement que c’est beaucoup plus sanglant que mon histoire à moi.

Le jeune homme ne put réprimer un sourire. Elle avait raison, elle parlait et lui ne disait rien. Sa main fouilla dans sa poche pour en sortir un couteau, qu'il posa sur la caisse avec une attention quasi religieuse.

Connais-tu un peu l'histoire de l'Irlande ? Hormis les contes sur les leprechauns, la Guiness et les trèfles, hum ?

L'île est divisée en deux. Au Sud la partie libre, au Nord celle asservie par les anglais. Ils nous ont séparés, obligeant nos frères à prêter serment à la couronne britannique, à vivre sous des lois qui ne sont pas les leurs...

Il reprit le couteau et en sortit la lame. Ses yeux vairons se reflétaient sur le métal tranchant et sa voix se modula légèrement.

Je fais partie d'une organisation qui vise à rassembler à nouveau les deux Irlandes. Nous nous appelons l'Óglaigh Na hEireann. Peut-être as-tu entendu parler de l'IRA ? C'est le nom que ces bâtards d'anglais nous donne.

Depuis des générations, ma famille lutte dans l'Óglaigh. Mon père en était un membre imminent, et j'ai pris la relève. Et quelle relève !

Une lueur s'alluma dans son regard. Le débit de ses paroles s'accéléra en même temps.

Nous n'avons qu'une seule mission : débarrasser notre pays de l'envahisseur anglais. Par tous les moyens. Et ces chiens, j'en ai tué un nombre incalculable.

Je me souviens d'un jour où nous sommes tombés sur un groupe de politiciens. Ils venaient négocier avec le gouvernement, leur offrir de belles paroles, de beaux enrobages pour les berner à nouveau ! Mais nous avions des infiltrés et l'embuscade a fonctionné à merveille. Ca a été un massacre. J'en ai égorgé quatre à moi seuls. Ce fut cette nuit là qu'on m'attribua mon surnom...

Tu vois Cherry, je suis ce que certains appellent un terroriste. Doublé d'un nationaliste.
Pour mon pays, je donnerai tout et je ferai tout. J'ai ordonné des attentats, de militaires mais aussi de civils, j'ai torturé des hommes pour les faire parler, j'ai utilisé tous les moyens possibles pour obtenir des informations. Tous.

Il ancra son regard dans celui de Cherry. Comme il aurait aimé savoir ce qu'elle pensait !

Je déteste toujours autant les anglais. Je ne peux supporter de croiser Jeeves.

Mais tout est différent maintenant. Mes camarades sont morts. Je ne suis plus rien. Je n'ai plus de pays à défendre. Bien sûr, au fond de moi, la part de violence est toujours là. J'ai tué deux hommes depuis le crash. Et j'y ai pris le même plaisir.

Je n'ai de cesse de me réguler. Je mesure sans cesse mes propos. Je maitrise mes réactions. Parce que je veux mettre mon passé derrière moi, parce que je veux devenir un autre homme... Croix-tu que je peux y arriver ?

- Je ne sais pas.

Cherry resta rêveuse durant quelques instants. Quelle incroyable chance, d’avoir pu mener une vraie bataille, d’avoir fait couler le sang ennemi, plutôt que de s’être lancée contre des moulins à vent ! Elle l’enviait, sans doute. Cela devait valoir beaucoup plus que sa lutte stérile contre un fantôme.

- Je suppose que tu peux le devenir, maintenant que tu n’as plus rien à défendre. Mais tu as perdu ton moteur, non ? Si tu te levais chaque matin avec un idéal, et que la pluie de feu a tout détruit… Tu dois te sentir étrangement vide, non ?

Elle égrenait mécaniquement les évidences, d’une voix presque désincarnée, impersonnelle.

- Plus de rêves, plus de combats. Plus de but. Il nous reste un ciel gris au-dessus de la tête, et l’illusion de reconstruire quelque chose de meilleur… ou l’espoir de tout détruire une bonne fois pour toutes. Je ne sais pas si le monde mérite une autre chance. Je ne sais pas s’il n’y a qu’un amas de salauds à exterminer, dehors, ou s’il reste encore quelque chose à sauver. Tu as perdu ton pays pour toujours, et moi, personne ne me la rendra. Je ne sais pas pourquoi on devrait encore se battre… Mais je n’ai pas envie pour autant de me déclarer vaincue, et de rentrer dans le rang. Je ne sais pas, Felim. Mais c’est toi qui m’a dit, un jour, que je manquais d’ambition. J’en conclus que tu as une idée précise de ce que tu veux faire.

Bien sûr que je sais ce que je veux faire ! Nous sommes dans un monde dévasté, où tout est à reconstruire ! Et bien moi, je ne veux pas qu'on reproduise les mêmes erreurs que dans le passé.

Je suis un peu utopiste je crois. J'aimerai que tout le monde soit heureux, que tout le monde soit égaux, et surtout libres ! C'est un rêve je le sais bien, parce que la liberté de quelqu'un empiète forcément sur celle d'un autre...

Le jeune homme soupira...

C'est pour ça que je m'engage autant dans l'avenir de la Ville Rouge. Pour tenter de réaliser ce rêve. Pour pouvoir réussir à me lever encore le matin. Pour ne pas perdre espoir.

Et tout cela fait de moi un imbécile romantique, qui croit qu'il peut changer le monde et changer la femme qu'il désire...

Cherry sourit doucement, presque tendrement.

- C’est une chance, d’avoir la force d’être romantique, encore. Et c’est un paradoxe de penser ne pas reproduire les erreurs du passé en reprenant exactement la même formule. Je ne vais pas faire dévier la conversation sur le thème de la politique, mais admets tout de même que reprendre une vieille recette en espérant faire une soupe neuve, c’est étrange. C’était peut-être le moment ou jamais de faire preuve de créativité…

Elle haussa les épaules. Cela n’avoir rien à voir avec ce qui la préoccupait en ce moment, mais elle ne savait même plus comment aborder le problème. A vrai dire, elle n’osait même pas le regarder en face. Felim la troublait plus qu’elle ne voulait l’admettre, mais la rage d’être encore capable d’avoir des sentiments, et la colère de sa faiblesse la freinaient.

- Si je me résume, on a un sale terroriste réformé et sanguinaire qui court après une pauvre conne abandonnée de sa famille. Je te propose d’écrire un bouquin et de l’imprimer à mille exemplaires pour commencer. On va faire un carton, et devenir honteusement riches ! C’est très vendeur, après tout.

Elle reprit quelques gorgées d’alcool, pensive.

- Et moi, je n’ai aucune idée de ce que je dois faire.

Il lui retira la bouteille des mains et la reboucha.

Faut-il toujours que tu tournes tout en dérision ? La carapace est-elle donc si épaisse ?

Il semblait abattu, presque vaincu. Et pourtant, il s'entêtait, encore et encore...

Tu devrais peut-être essayer... de t'intéresser... Oh et puis merde Cherry ! Tu vas me rendre dingue !

Felim se leva d'un bond et sortit de la tente pour y revenir aussitôt.

Dis moi quoi faire Cherry, je t'en supplies, dis moi quoi faire pour gagner ton coeur !

- Premièrement, assieds-toi. Si tu commences à entrer à sortir comme ça, je ne vais plus savoir où donner de la tête, et ça va me coller une migraine pas possible.

Elle l’attrapa par le poignet, et l’attira doucement vers elle. Elle n’avait aucune envie qu’il parte, et pas le courage de le lui dire. S’il prêtait suffisamment à son souffle, cependant, il ne manquerait pas de remarquer l’accélération légère de sa respiration. Même sans cela, le rose léger de ses joues parlait pour elle.

- Felim… Je ne comptais pas aimer encore, tu arrives, et tu remets tout en question. En plus de ça, tu voudrais que… Je sais pas, moi ! Il faudrait que je baisse la garde tout de suite, et que je te fasse une confiance aveugle ?

Sa main se posa sur la joue de l’Irlandais, légère, hésitante.

- Je voudrais en être capable, mais je ne suis pas sûre de l’être. Et je crois que l’un de nous deux finira détruit, bien plus qu’avant.

Son visage se rapprocha, jusqu’à venir se poser contre le sien, front contre front. Elle plongeait son regard hanté dans le sien, la voix hypnotique se muant en murmure.

- Je vais être insupportable. Je risque de chercher à te faire payer pour les autres, même si j’espère que tu ne le mérites pas. Tu vas regretter mille fois d’avoir voulu prendre ce chemin-là, et si tu abandonnes ça ne fera que prouver que j’avais raison dès le départ. Je ne sais plus si j’ai encore un cœur, Felim Clancy. Mais s’il m’en restait un… Peut-être que ça vaudrait le coup de voir s’il bat encore.

Je serai heureux de prendre ce risque. Fou peut être, mais véritablement heureux.

Il lui caressa doucement les cheveux, descendant lentement dans le cou pour effleurer la peau fine du bout des doigts... Il avait l'impression que son coeur allait exploser tellement ses battements étaient puissants et rapides.

S'il ne battait plus, tu m'aurais renvoyé il y a longtemps. Je réparerai tes engrenages jusqu'à ce qu'il batte à l'unisson avec le mien.

Il lui sourit doucement avant de demander du bout des lèvres :

Serait-ce déraisonnable de te demander un baiser ?

- Depuis quand es-tu raisonnable ?

Elle le devança en posant ses lèvres sur les siennes, délicatement. La pression était légère, mais elle se surprit pourtant à l’apprécier. Si elle n’était pas aussi morte qu’elle le pensait… alors, elle était d’autant plus en danger. La conscience du risque qu’elle prenait acheva de l’étourdir.

Felim… Quelle ironie. Phonétiquement, c’était si proche. Et elle était à nouveau là, naïve comme autrefois, espérant croire que tout était possible, avec la conscience amère en plus que tout ne durerait qu’un rêve. A ceci près qu’il ne pourrait rien lui prendre de plus. Il ne pourrait pas la blesser autant. Encore moins si elle frappait la première. Mais le voudrait-elle ?

Ce sentiment-là… Elle l’avait oublié. Elle avait oublié l’impression de plénitude et de puissance qu’elle ressentait quand un homme la regardait avec ces yeux-là, quand elle avait à nouveau conscience de détenir ce qu’il convoitait, et d’en être maîtresse. Le regard de Felim lui rappela les quelques amants qu’elle avait connus, et leurs corps lourds contre le sien, vaincus dans une guerre dont elle sortait toujours victorieuse. Ah, cette impression d’invincibilité qu’elle avait alors, leurs visages épanouis, apaisés, souls de plaisir ! Les membres anesthésiés, les soupirs de béatitude et d’abandon, et elle, souveraine, rayonnante après avoir étanché leur soif d’elle.

Elle avait aimé aimer. Avant.

Quand elle ne savait pas qu’on pouvait l’anéantir.

Elle n’avait pas songé retrouver un jour ce regard, et aimer ça. Elle ne savait pas si elle devait le déplorer ou s’en réjouir. Sa main vint épouser la nuque de Felim pour l’attirer vers elle, et elle se blottit contre lui en fermant les yeux. Elle avait adoré le corps des hommes, le bruit des vêtements froissés au sol, la précipitation des premiers baisers, l’avidité des caresses, le glissement des peaux, le parcours de ses mains. Et il avait brisé cela aussi, en la brisant. Ceux qu’elle avait payés pour retrouver cette émotion-là étaient fades, invisibles. Ceux qui avaient tenté de la séduire encore étaient trop dangereux. Elle n’avait même pas eu le plaisir d’en détruire un, par vengeance. Ni le cran de le faire, de toute façon.

Un jour, peut-être se sentirait-elle assez forte pour tenter de s’offrir à nouveau ce cadeau. Peut-être que c’était lui qui le partagerait. Et sans doute n’en serait-il pas digne non plus. Mais s’il pouvait réparer ne serait- ce que ça en elle… Ca vaudrait la peine de s’être blessée.

Elle ouvrit les yeux à nouveau, dans le vague. Sa main caressait la nuque de Felim à la naissance des cheveux, lentement. Elle n’était même pas ivre. Elle aurait voulu l’être.

-Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

C’était une question porteuse d’espoir. S’il jugeait qu’elle en valait la peine, peut-être prendrait-il ses responsabilités. Un homme qui prenait ses responsabilités… Rien que ça, ce serait une première. Elle réalisa dans la même seconde qu’elle allait causer le malheur d’une autre femme, et ne put s’empêcher de ressentir un pincement de culpabilité. Elle avait désespérément besoin de faire les choses aussi proprement que possible. Blanc ou noir, jamais gris. Surtout, ne plus attendre.

Il n'avait pas le droit à l'erreur il le savait. Cherry serait exigeante, et lui, loin d'être parfait, devait pourtant le devenir...

Et bien... Je dois aller parler à Alek. Je dois lui expliquer certaines choses. Je ne veux pas m'engager avec toi sans être franc avec elle. Ce ne serait pas... honnête.

Au fond de lui, Felim avait peur. Il avait peur de faire du mal à Alek, alors même que leur relation s'était dégradée. Il avait peur de ne pas pouvoir trouver les bons mots, de ne pas lui faire comprendre à quel point il avait changé ces derniers temps.

Avec un léger sourire, il lui demande, pantois :

M'accepteras-tu même si elle m'arrache les yeux ?

- De toute façon, on t’avait filé un lot dépareillé. On ira au centre commercial en rechercher une paire.

Si on retirait la lâcheté à la liste des défauts potentiels, c’était toujours ça de pris. Elle pensa qu’il lui faudrait vérifier elle-même que les choses avaient bien été mises en ordre, et donc parler avec Alek. Elle n’avait même pas échangé plus de trois mots avec elle jusqu’à présent, et leur première vraie conversation serait pour s’assurer qu’elle lui avait bien pris son compagnon… Ca allait être super. Vivement.

Elle le sentait mal à l’aise, cependant, et savait que c’était un moment difficile, pour lequel elle ne pourrait pas l’aider.

- Il va bien falloir en passer par là si tu ne veux pas te retrouver tout seul comme un crétin. Enfin, tout seul… Je n’ai pas si peu d’estime de toi. Mais ni avec moi, ni avec elle, en tout cas ! Remarque, renouveler ton cheptel pourrait être une bonne idée. Le changement, ça fait toujours du bien ! T’ouvrir à de nouveaux horizons, tout ça…

Elle avait retrouvé l’air taquin qu’elle affichait si souvent, le regard mi-figue mi-raisin en biais. Il y avait souvent une part de vérité dans ses provocations. Un gouffre de peur.

Ne dis pas n'importe quoi...

Il l'embrassa une dernière fois, avant de se lever pour partir.

Rendez-vous chez l'opticien alors. Voir même chez un vendeur de masque... Je pourrai peut-être me transformer en pirate !

Il lui lança un clin d'oeil et s'éclipsa. A l'intérieur de la tente, Cherry put entendre le puissant coassement de Maorga, qui venait surement de rejoindre son maitre...