La fleur de sang

Le soleil était haut dans le ciel, éclairant de ses maigres rayons le désert encore gorgé des pluies passées. Isaure était éloignée du petit campement, répétant ses pas de danse avec obstination, comme pour éloigner l'ennui mortel qui la guettait à chaque instant. Perdue dans son art, elle n'avait pas vu l'homme approché.

En traitre, l'affamé frappa la jeune femme dans le dos, qui s'écroula brusquement. Un deuxième coup lui fut donné dans l'estomac, la pliant en deux de douleur. Isaure régurgita du sang avant de porter ses yeux gris de fureur sur son agresseur. Un pauvre type, en haillon, maigre comme un clou, le regard dément. Un misérable qui osait lever la main sur Isaure.

La danseuse se releva avec peine, avant d'administrer une gifle magistrale à l'inconnu, le faisant chanceler sous la force insoupçonnée de la jeune femme. Elle en profita pour le frapper encore, au visage et aux jambes, pour le faire tomber. Quand il fut à terre, elle lui sauta dessus et passa ses mains ensanglantées autour du cou malingre qu'elle serra autant qu'elle pouvait, tout en hurlant :

Andraaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaas !

Il surgit aussitôt de la tente, torse nu, hagard, les mains déjà serrées en poings. Isaure était en train de tenter d'étrangler un type qui ressemblait déjà à un cadavre. En tout cas, il était couvert de sang, et ne réagissait plus.

- Isaure! Tu n'as rien?

Il gratifia la victime d'un magistral coup de pied au visage, et sa mâchoire produisit un craquement sec. Andras saisit Isaure aux épaules, et la fit reculer sans quitter l'homme des yeux. Dès qu'il la jugea à une distance prudente, il s'avança à nouveau près de son agresseur, et vérifia son pouls. Rien. Il avait l'air parfaitement mort.

Pour plus de sécurité, avec une répugnance qu'il ne chercha pas à cacher, il fit brusquement pivoter sa nuque, qui se brisa. D'un geste de colère parfaitement inutile, il lui envoya son coude dans le plexus. Ses mains étaient couvertes de sang. Andras fulminait. Ce dingue avait tenté de faire du mal à la danseuse? Pour quelle raison?

Il se tourna à nouveau vers elle, inquiet, et la prit dans ses bras.

- Tout va bien, c'est fini. Tu n'as rien? Comment te sens-tu?

Il a voulu me bouffer ! Cet abruti a tenté de me tuer pour me bouffer ! Regardes !

Dans leur lutte, l'homme lui avait laissé une belle trace de morsure sur le bras, qu'elle exhiba avec colère aux yeux du pianiste.

Si j'avais eu sur moi mon poignard, ça ne se serait pas passé comme ça, tu peux me croire !

Certaines auraient sans doute été terrorisées, pleurant dans les bras réconfortants de leurs amants. Mais Isaure n'était pas de cette race là. Furibonde, couverte de sang, elle trépignait de rage.

Fais moi penser à tuer directement le prochain type que nous croiserons, qu'on soit sûr de ne rien risquer...

La rage de la jeune femme réconfortait Andras. Si elle avait encore suffisamment d'énergie pour piquer une crise, c'est que tout allait bien. Il osa même un sourire débordant de tendresse.

- Igem, Zongoram. Comme tu voudras. Nous tuerons le prochain.

Il avisa brusquement ses mains couvertes de sang, et eut une moue de dépit. Il n'aimait pas se salir les mains. Il s'accroupit pour tenter de les décrasser avec du sable, méthode fantaisiste et parfaitement inefficace. Constatant son échec, il se redressa en étouffant un juron. Saloperie de cloporte.

- Il ne nous servira même pas de nourriture, ce type doit être déjà pourri de l'intérieur. Laissons-le ici. Ses os seront bientôt avalés par le sable, et toi, Isaure, tu pourras y revenir danser un jour.

Ah ah, une danse macabre, ce serait magnifique ! Je danserai nue sous les étoiles, comme la Reine de Sabbat, chantant la magnificence du Diable et exhortant mes fidèles à encore plus de sacrifices !
Ensuite je prendrai un bain de leur sang, pour garder jeunesse éternelle, et je m'accouplerai à toi, pour finir ce moment de débauche dans la luxure la plus totale ! Ce sera grandiose, non ?

Son rire cristallin, teinté d'une légère cruauté démoniaque, s'échappa de sa gorge d'albâtre et monta dans les airs. Elle s'écarta d'Andras pour tournoyer, sa jupe rougie comme un coquelicot virevoltant autour de ses jambes délicieuses. Et son rire n'en finissait pas...

Il secoua la tête en souriant, suivant des yeux ses volutes aériennes.

- Erszébet... Erszébet Bathory. C'est elle qui prenait des bains de sang, pour conserver sa jeunesse. Tu n'as pas besoin de ça pour être étourdissante.

Il se frottait encore machinalement les mains pour les débarrasser de leur souillure. Il faudrait lever le camp aujourd'hui, choisir un nouvel endroit sans cadavre. Sans danger, c'était impossible. Ils s'étaient rendu compte que le danger était partout, et que toutes leurs précautions ne suffisaient pas à l'éviter.

La danseuse stoppa net devant le pianiste.

Je ne veux pas être étourdissante. Je veux être... unique. Je veux que chacun se souvienne de moi.

Elle s'approcha d'Andras pour l'embrasser.

Je veux que tous les hommes te jalousent. Tous.

Elle lui sourit de cet air si charmeur, si enjôleur qu'on lui pardonnait tout.

- C'est ce qui est.

Il la laissa sur cette réplique laconique, après lui avoir adressé un regard entendu. L'appel de ses mains était trop fort. Il lui fallait absolument récupérer sa gourde pour les laver, et peu importe que cette ration risque de le laisser assoiffé. Il préférait cela de loin à cette sensation. Des mains de pianiste se doivent d'être impeccables. Maintenant qu'il avait recouvré son calme, il n'oserait de plus jamais toucher Isaure dans cet état, et cette pensée était tout aussi intolérable.

Il gâcha donc de précieuses gouttes d'eau pure jusqu'à ce qu'il juge son état irréprochable. Il en profita pour enfiler l'une de ses éternelles chemises noires. Quand il fut enfin présentable, il revint vers elle.

- Tu sais... Je crois savoir ce qu'il s'est passé. Il a cru que tu étais une nymphe, et il a voulu t'attraper, pour te garder pour lui à jamais. Il ne savait pas que tu n'es pas une nymphe du tout... Tu es un démon.

Démon, succube, sorcière, tu sais décidément parler aux femmes, Andras ! Tu as de la chance que ce que tu dis soit vrai, sinon je pourrai m'en offusquer !

Elle se rapprocha de lui d'un pas aérien, frôla sa joue du bout de ses doigts et lui demanda :

Si je suis un démon, qu'es-tu toi, pour m'avoir attrapé ? Hum ?

- Un malheureux mortel ensorcelé, voilà ce que je suis.

Charmeur, il saisit sa main pour y déposer un baiser sans la quitter des yeux.

- Je ne t'ai pas attrapée... Tu es impossible à attraper.

Elle était aérienne, insaisissable, presque irréelle. Qui aurait pu se targuer de la saisir dans ses filets? C'était bien évidemment elle qui menait la danse...

Elle lui sourit et vint lui murmurer à l'oreille :

Tu m'as bien trop séduite pour que ce soit du hasard. Toi aussi, tu as un pouvoir, et je découvrirai lequel.

Elle l'embrassa délicatement dans le cou, avant de se détacher de lui pour s'incliner devant le pianiste :

M'offrirais-tu une danse ? Ou devrais-je aller chercher ce cadavre ?

- Je refuse de laisser ma place à un cadavre. Mais pas de Chopin.

Docile, il s'approcha d'elle jusqu'à pouvoir poser une main au creux de son dos. L'autre avait saisi celle de la jeune femme. Il attendait qu'elle fasse son choix, et qu'elle le conduise. Elle savait qu'il serait ridicule, une fois de plus, mais elle lui réclamait tout de même une danse, et ce seul fait l'empêchait de refuser. Tant pis pour ses pieds maladroits. Au moins tenterait-il de suivre le rythme.

Très bien. Pas de Chopin.

Serrée contre lui, elle l'entraina sur un rythme doux, unique et inconnu.

Laisses-toi aller.

Un sourire flottait sur ses lèvres, alors qu'elle accélérait progressivement l'allure. Son visage constellé de gouttelettes de sang semblait rayonnait et serein, malgré ce qu'il s'était passé...

Isaure avait de nouveau ralenti, laissant ses jambes finis la guider sur le sable. Elle percevait les difficultés d'Andras et se décida à lui avouer :

C'est notre valse. Écoutes, elle raconte notre histoire.

Ses doigts pressèrent sa main un peu plus fortement, comme pour l'encourager, accompagnés d'un sourire des plus tendres.

C'était donc cela, ces changements de rythme, ces accélérations soudaines et cette douceur subite... Il s'efforçait de se montrer digne de cette attention, mais était décidément bien trop mauvais danseur. Sa préoccupation principale consistait à ne pas écraser les pieds de sa cavalière, et à ne pas s'emmêler les jambes. Plutôt pitoyable, en fait.

Il répondit à son sourire, désolé d'être un si piètre partenaire:

- Mes maladresses étaient-elles prévues dans la chorégraphie?

Bien sûr !

La jeune femme repartit de plus belle.

Elles sont nos doutes, nos errements, peut-être même nos égarements. Une vie de couple ne peut être parfaitement stable et rectiligne.

Elle parlait d'eux comme si tout était déjà acquis, comme si leur destin ne pouvait être que ensemble, pour la vie...

Il hocha tranquillement la tête, comme si tout cela était parfaitement logique. La concentration exigée par la danse l'empêchait de commenter la situation. Il trébuchait dans le sable, les pieds lourds, sans grâce. C'en était presque décourageant.

Il faudrait pourtant céder à son caprice jusqu'au bout, et tenir le rythme aussi longtemps qu'elle le jugerait nécessaire.

- On dirait que je suis le seul à nous freiner...

Ca changera, Andras..

La danseuse ne se départait pas de son sourire, et sa main quitta celle du pianiste pour se poser avec légèreté sur sa nuque. Ses doigts glissèrent sur sa peau, voguant de ses cheveux à sa gorge, tandis qu'elle approchait son visage du sien pour l'embrasser avec une tendresse si profonde qu'il était presque difficile de croire que c'était bien Isaure que le jeune homme tenait entre ses bras...

Isaure tourna doucement son visage et embrassa le creux de la main d'Andras. Elle soupira d'aise avant de se blottir contre lui.

Si jamais nous mourrons Andras, j'aurai été heureuse de danser avec toi.

Ces quelques mots recouvraient bien plus qu'elle ne l'avouait, et elle espérait que le pianiste le comprendrait...

Ses bras se refermèrent autour d'elle, protecteurs, tandis que sa bouche venait psalmodier ses promesses à son oreille.

- Nous ne mourrons pas. Nous trouverons une scène sur laquelle tu danseras, et un public qui n'aura d'yeux que pour toi. Si nous ne la trouvons pas, nous la bâtirons, et on viendra de loin pour te voir. Des quatre coins de ce monde bafoué, les gens chemineront en pèlerinage pour les quelques heures de bonheur pur que tu seras capable de leur offrir. Et après t'avoir vue, ils ne seront plus jamais les mêmes.

Il ne parla pas de son piano, effaçant son rêve unique au profit du sien. Si leur destin était parfait, ce serait au son de ses accords qu'elle virevolterait. Mais y'avait-il seulement encore un piano, dans ce monde? L'angoisse familière ressurgit et lui noua les entrailles. Il la berçait doucement entre ses bras, tâchant d'ignorer les sarcasmes pernicieux de son esprit qui susurraient que jamais plus, jamais plus il ne jouerait.

Une perle roula aux bord des longs cils d'Isaure et finit son chemin sur la chemise du jeune homme. Avec lenteur, la danseuse quitta les bras de son amant, se refusant qu'il la voit ainsi.

Je vais aller me changer, avant que nous partions.

Elle lui vola un baiser avant de s'échapper, courant avec grâce et adresse dans le sable, pour finir par s'engouffrer dans leur tente...