La fleur du Mal

Une ombre furtive sortit de la tente quelques minutes plus tard. Les quelques traces de pas imprimées dans le sable indiquaient une dune lointaine...

Quand il reviendrait sous la toile, Andras ne trouverait plus qu'une simple feuille de papier, avec ces quelques mots :

Pardonnes moi un jour. Je t'aime.

Il resta longtemps à contempler la silhouette immobile de la jeune femme, les mains sur les hanches. Il ne savait même pas quoi lui dire. Après sa conversation avec Ares, il était bien évidemment fixé sur ce qu'il s'était passé.

Il secoua lentement la tête, et franchit les derniers mètres qui la séparaient d'elle sans un bruit. Avec douceur, il vint poser sa veste de tweed sur ses épaules.

- Rentre. Tu vas mourir de froid.

Ni reproches, ni rancoeur dans sa voix... Juste une immense fatigue, et cette pointe de tristesse qu'il n'était pas parvenu à dissimuler.

Ce n'est pas toi. Ca ne peut pas être toi.

Sa voix n'était qu'un souffle faible. Elle n'avait pas bougé d'un pouce, seuls le battements de ses cils trahissaient qu'elle vivait encore.

Je suis un monstre. Tu ne devrais pas être là. Je ne le mérite pas. Je ne mérite plus rien.

Elle se sentait sale. L'empreinte d'Ares l'avait marquée profondément et elle avait l'impression de le sentir encore. Elle se dégoutait elle-même. Mais dans son malheur, une certitude l'avait gagnée : personne ne valait Andras.

Il avait laissé ses mains posées sur les épaules de la jeune femme, dans un geste qui n'était pas tout à fait une caresse. Avec un soupir, il s'assit derrière elle. Que pouvait-il ajouter?

- Tu m'as toujours dit que ça risquait d'arriver, Zongoram. Tu as eu au moins cette honnêteté-là. J'étais prévenu.

Il semblait dénué de toute émotion, terne et morne. Malgré toute la colère qu'il avait pu accumuler, jamais il ne pourrait vivre sans elle. Delà à se prosterner à ses pieds, il y avait cependant une marge... Ce n'était pas à lui de faire ce pas définitif. Il ne savait même plus de quoi il avait envie, au juste. Que tout cela s'arrête, et qu'il meure sur l'instant, peut-être. Ne pas engager de discussions infinies sur qui avait tort, qui était un monstre, qui était pathétique.

Juste mourir, et arrêter ce cirque dans lequel il n'aurait jamais dû s'engager.

La jeune femme se retourna doucement pour se retrouver à genoux face à lui. Son visage était rongé de remords et de culpabilité, et ses yeux étaient désespérément vides. Elle prit les mains d'Andras dans les siennes et les porta à ses lèvres.

Je t'aime réellement Andras. Je ne veux pas que tu en doutes. Crois moi, je... Je regrette tout cela.

Mais elle avait eu besoin de savoir. Savoir si c'était cela l'amour, si elle était toujours désirable, si elle pouvait encore se dire indépendante, si elle pouvait encore se foutre de tout.

Il la laissa faire avec indifférence. En l'entendant, il osa même un sourire cynique.

- Si en plus tu regrettes, ce n'était vraiment pas la peine. Ca n'aura vraiment servi à rien.

Elle l'aimait, disait-elle... Andras ne parvenait plus à raisonner. Son esprit était désespérément vide, terriblement las. Il n'avait plus envie de se répéter en boucle qu'il était prévenu, qu'il fallait s'y attendre, et que cela ne changeait rien. Il voulait simplement rentrer et dormir d'un sommeil sans rêves.

Elle abandonna ses mains à regret. Aucune souffrance ne pouvait être comparable à celle qu'elle connaissait. Et rien n'était prêt de l'atténuer.

Vas, je dormirai près du feu. C'est sans doute préférable.

Elle aurait se blottir contre lui, sentir la chaleur de ses mains sur son corps, profiter de la douceur de ses lèvres. Cela ne lui serait peut-être plus jamais permis, et elle s'étiolerait alors. Mais au moins Andras semblait encore supporter sa vue...

- Tu mourras de froid quand même, et je ne veux pas que tu dormes...

Il buta sur le "loin de moi" qu'il avait failli prononcer. C'était pourtant ce qu'il ressentait, et cette évidence le fit se sentir plus misérable encore. Il était absolument pathétique. S'ils jouaient la carte de l'honnêteté, il devrait pourtant la respecter jusqu'au bout.

- Je ne veux pas que tu dormes ailleurs. Allez, viens, lève-toi. Je vais te faire du thé.

Merci.

Elle glissa ses doigts autour de la tasse, appréciant la chaleur avec un léger soupir. Le regard d'Andras la mit mal à l'aise, mais elle lui devait sans doute une explication...

Je... Ce n'était pas contre toi. C'est moi. Je me demandais si je pouvais encore plaire, si je n'étais pas devenue terne dans ce désert. Et surtout si... Je voulais savoir si un autre homme pouvait encore me donner du plaisir.

Elle but une gorgée de thé, marquant une pause de quelques secondes. Ses yeux s'étaient embués à nouveau de larmes.

Bien sûr, mon corps a suivit. Mais mon âme... Elle t'appartient toute entière. Et il me fallait en être sûre pour t'aimer pleinement.

Fais ce que tu veux de moi. Je ne t'en voudrais pas...

C'était certainement l'excuse la plus mauvaise qu'il avait pu entendre au cours de sa vie, mais il ne s'était pas attendu à moins venant d'elle. Qu'aurait-elle pu dire de convaincant, de toute façon? Strictement rien. Les choses étaient ce qu'elles étaient, et il faudrait s'en contenter.

Il ôta ses chaussures tout en réfléchissant à la situation. Bien sûr, il se sentait anéanti, incapable, dépossédé, mais également parfaitement impuissant. Il lui parla sans même se tourner vers elle

- Je ne vois pas ce que tu attends de moi, Isaure. Tu n'auras pas ma bénédiction, ni ma gratitude, c'est certain. Mais j'étais prévenu. Ca s'est produit.

Plus rancunier, il compléta:

- J'ai définitivement l'air d'un con, et tu as probablement ruiné une bonne partie de ma confiance en moi. Mais j'étais prévenu. J'en prends mon parti. J'espère seulement pour toi que ça valait le coup. Si tu te sens à nouveau séduisante et désirable, tant mieux. Ca te servira pour la prochaine fois. Parce qu'il y en aura d'autres, pas vrai?

Il lui fit enfin face, les poings serrés. Il crevait d'envie qu'elle nie et qu'elle proteste.

Elle aurait pu se mettre en colère, lui hurler dessus, le frapper peut-être. C'était même certainement ce à quoi il s'attendait. Mais Isaure baissa le regard sur sa tasse.

Non Andras.

Elle posa la tasse et passa une main sur son visage. Elle aurait dû disparaitre, ne pas revenir, ne plus lui parler. Ne pas l'aimer.

Je n'ai aucune autre explication à te fournir Andras. Avant toi, j'ignorais ce que c'était que d'aimer. Alors oui, il m'a fallu commettre la pire trahison pour le comprendre. Que puis-je te dire d'autre ? Je n'ai pas de mensonge pour t'apaiser.

Les larmes roulèrent sur ses joues. Elle avait dû en verser des litres aujourd'hui. Les traces de maquillage sur son corsage en témoignaient encore...

- Ce n'est pas ce que je te demande. Je croyais qu'on jouait au jeu de la vérité. C'est ce qu'on a toujours fait.

Il aurait dû tendre la main vers elle, apaiser sa peine, mais la sienne était si vive qu'il ne pouvait rien prendre d'autre en considération. Isaure avait broyé son coeur en lambeaux, sans aucune pitié, et c'était tout ce qui lui importait pour l'instant.

- Je dois être un amant bien peu convaincant pour que tu doives comprendre que tu m'aimes.

Oh Andras, mais non !

Elle se jeta à ses pieds et posa une main tremblante sur sa joue. Ses yeux imploraient son pardon tandis que ses lèvres, devenues pâles, continuaient :

Ce n'est pas toi. Je te jure que ce n'est pas toi. C'est moi. Je ne suis pas digne de confiance, j'ai toujours essayé de te le faire comprendre. Je pourrai avoir un château qu'il me faudrait visiter un taudis.

Je ne suis pas exceptionnelle Andras. Je ne suis même pas étonnante. Je ne suis qu'une imbécile incapable de protéger son bonheur. Je ne sais ni vivre heureuse ni rendre les autres heureux.

Je suis une catin. Et certaines ont sans doute bien plus d'honneur que moi. Je ne suis rien. Balayes moi de ta vie maintenant avant qu'il ne soit trop tard Andras...

Il rejeta son flot de mots d'un geste de la main.

- Nous avons déjà parlé de ça. Tu ne te souviens donc pas m'avoir chanté le Requiem? J'ai creusé ma tombe moi-même, Zongoram. Inutile de remettre le sujet sur le tapis.

Ses épaules s'affaissèrent tandis qu'il soupirait, et d'un geste agile et soudain il glissa son bras derrière elle pour l'attirer à lui. Sa main fourragea brièvement dans les cheveux de la jeune femme, et il ferma les yeux, épuisé. Il n'avait pas réellement voulu cette guerre. Peu importe ce qu'elle disait, il avait dû manquer quelque chose pour la perdre de cette façon. Un murmure s'échappa de ses lèvres, à peine audible.

- Isaure... Comment vais-je faire pour croire encore que tu m'aimes, maintenant?

Je t'en prie, laisses moi te le prouver chaque jour.

Elle en profita pour enfouir son visage dans son cou. Ses lèvres n'eurent cependant pas le courage encore de l'embrasser.

Je ne danserai plus Andras. Pas tant que je n'aurai réussi à te redonner le goût de moi. Pas tant que tu ne me croiras pas.

Je ne sais plus danser que pour ton amour, et sans lui, je serai bien incapable de recommencer...

Son instant de faiblesse s'était évaporé, et sa voix avait repris une intonation légèrement agacée.

- Ne sois pas ridicule. Tu ne vis que pour danser. Tu n'as rien à prouver à personne. Danse autant que tu le peux, sois toi-même, et profite de ta liberté. C'est ce que tu souhaitais.

Il secoua à nouveau doucement la tête, et la serra davantage. Elle puait l'autre, bon dieu. Comment avait-il fait pour ne pas le remarquer plus tôt? Etait-ce son imagination qui lui jouait des tours? Il fronça le nez, dégoûté.

Elle se sépara de lui. Ses yeux gris avaient retrouvé un peu de leur fureur coutumière.

C'est ce que tu crois ? Alors viens et regardes !

De force, elle l'entraina dehors. Et là sur le sable, aucune grâce n'habitait Isaure. Ses pas chancelants ne ressemblaient à aucune danse et aucune musique ne résonnait en elle. Elle mit rapidement fin à son supplice et braqua son regard sur Andras :

J'espère que tu es satisfait. Je t'ai retiré ta confiance et tu m'as pris mes talents. La balance n'est peut-être pas encore équilibrée, mais nous y arriverons.

Elle retourna sous la tente et se déshabilla avec rage, abandonnant chacun de ses vêtements. Il lui faudrait les brûler le jour venu, faire disparaitre les traces de son infamie...