Il était une fois

La nuit pointait ses étoiles lorsque Felim s'approcha de la tente de Cherry. Il tenait précieusement plusieurs feuilles de papyrus, comme s'il s'agissait d'un trésor inestimable, et de sa poche de gilet dépassaient deux ou trois vieux stylos, ainsi qu'un papyrus roulé.

A voix basse, il demanda à travers le tissu :

Milis Cherry, puis-je entrer ?

Il espérait ne pas la déranger, ni même la réveiller. Ils s'étaient quittés plusieurs heures auparavant et Felim ignorait totalement ce que la jeune femme avait bien pu faire durant tout ce temps...

Cherry n’avait pas bougé durant tout ce temps, comme plongée dans une lourde tétanie. Tout changea instantanément, et le temps sembla enfin retrouver son rythme normal quand Felim arriva. Sa voix fit naître un sourire sur ses lèvres, et elle se redressa sur les coudes.

- Bien sûr ! Au risque de te décevoir, je suis tout à fait décente et visible !

Elle n’avait pas reconnu son pas. Elle n’en était pas encore capable. Quelque part, c’était rassurant…

L'irlandais pénétra dans la tente, laissant filtrer quelques rayons de lune avec lui. Il déposa un baiser sur le front de Cherry et plaça avec soin les papyrus et les stylos sur la caisse.

Je t'ai ramené d'autres feuilles. Je pense qu'elles sont de bonne qualité et qu'avec ça je pourrai dépasser Hugo... Mais j'ai une surprise pour toi avant !

Il lui tendit le papyrus roulé, maintenu par une petite ficelle de laine rouge. Sur le papier, d'une belle écriture déliée, un poème :

Je suis perdu, vois-tu,
je suis noyé,
inondé d'amour;
je ne sais plus si je vis,
si je mange,
si je respire,
si je parle;
je sais que je t'aime.

Des arabesques d'inspiration celtique agrémentaient le tout, comme un ancien livre moyenâgeux...

Cherry avait déroulé la feuille avec un regard interrogatif, et il avait pu lire le déroulement de ses pensées dans ses grands yeux trop expressifs, au fur et à mesure de sa lecture. Esthétiquement, c’était déjà beau, mais le contenu était admirable… et touchant. Très touchant. Peut-être trop, pour une petite nature comme elle.

Car ses yeux brillaient de larmes quand elle les releva vers lui.

Elle chercha un trait d’ironie, mais son esprit était parfaitement vide, et elle n’était plus qu’un cœur qui battait un peu trop vite. Elle observa à nouveau le papyrus, comme s’il allait lui révéler la réaction appropriée. Et ne trouva qu’un pitoyable :

- Merci. C’est… C’est vraiment très beau.

Un éclair de fierté passa dans le regard de l'irlandais. La rendre heureuse. Il pouvait y arriver, même si ce n'était que pour quelques heures...

Agenouillé face à elle, il écrasa délicatement de l'index une larme qui perlait au bord des cils de Cherry.

Je te l'avais dit. Tu seras ma Muse. Tu l'es déjà en fait. Il m'est facile d'écrire, quand c'est pour toi.

Elle lui adressa un sourire débordant d’émotion.

- Et dire que je n’ai même pas encore mon jupon de tulle et mon panier en osier ! Qu’est-ce que ce sera quand j’aurai le bon costume !

Elle roula à nouveau le papyrus, remit en place la ficelle rouge, et déposa le tout délicatement sur la caisse en bois, rêveuse. Elle était empêtrée dans ses émotions comme dans de la poix. Tout en elle était lent et débordant de guimauve.

Bon dieu, elle était amoureuse. Plus de doute à avoir. Elle était foutue. Ca ne lui faisait pas si peur que ça, en fait. Elle reprit place mécaniquement sur le matelas.

Felim s'allongea à côté d'elle et emmêla ses doigts dans les siens. De sa main libre, il désigna la toile au dessus d'eux.

Quand nous aurons une maison, j'installerai des tuiles transparentes sur le toit, comme ça nous pourrons regarder le ciel tout en étant au chaud. On pourra observer le coucher du soleil allongé sur une bonne couverture près d'un feu de cheminée, pendant que l'odeur d'un bon plat nous chatouillera les narines. Je te cuisinerai des spécialités de chez moi, et tu tomberas amoureuse de l'Irlande...

Tout cela n'était sans doute qu'un rêve, au vu de ce que le monde était devenu. Mais Felim continuait à croire en un avenir meilleur...

Elle contemplait la toile comme si elle voyait déjà les tuiles transparentes et le ciel étoilé. Elle esquissa une grimace amusée quand il lui parla de cuisine.

- Rassure-moi, vous ne faites pas de trucs de barbares comme de la panse de brebis farcie ou je ne sais quoi ? Ou de la soupe froide et de la bière chaude ? Dis-le tout de suite, hein, que je sache à quoi m’attendre ! Je suis très difficile, j’ai un estomac très exigeant. Je n’accepterai que les mets les plus délicats et raffinés !

Ah ah ! Non, ce sont les écossais qui mangent le haggis, pas nous !

De toute façon, tu craqueras quand tu me verras nu sous mon tablier et je présenterai tout ça tellement bien que tu croiras dans les plus grands restaurants parisiens !

Il tourna son visage pour la regarder. Elle méritait bien toutes les folies du monde, après tout...

Elle rit, détournant le regard, une main légère masquant sa bouche.

- Bien sûr, je pourrais même manger des rats morts et du lézard à la broche tellement je serai émerveillée par ta prestance ! J’aurai la bouche grande ouverte, tu n’auras plus qu’à y fourrer la nourriture que tu voudras !

Elle ferma les yeux quelques secondes, à nouveau plongée dans ses pensées, avant de se retourner vers lui et de se blottir contre son cou.

- Tu y crois encore, toi, pas vrai ? Qu’il est possible de se bâtir une petite bicoque et d’y vivre heureux ? Tu crois qu’un jour, on sera en sécurité quelque part ?

Bien sûr que j'y crois. Sinon, pourquoi continuer d'exister ? Pourquoi t'aimer si ce n'est pas pour être heureux ?

Mais le chemin pour y arriver serait long et difficile. Surtout que le désert ne semblait pas vouloir vivre en paix...

Tu le vois comment toi ton avenir idéal ?

- Je ne sais pas. Je n’y avais jamais réfléchi. Et puis mon avenir, tu sais… Je n’y ai plus cru pendant longtemps. Je ne sais pas, Felim, j’ai peur d’y penser. Je ne voudrais pas trop espérer…

Elle secoua la tête, soudainement lointaine. Elle avait rêvé retrouver l’autre et lui fracasser le crâne, et dans ses fantasmes les plus fous, Zoé n’était pas morte, mais jamais encore elle ne s’était projetée dans l’avenir, seule.

- En tout cas, dans un avenir proche, je n’aurai plus de tente, mais une petite baraque en bois !

Et des lézards grillés servis par un homme nu ! Quelle vie de princesse ! Tu vas en faire des jalouses !

L'irlandais se rassit pour laisser tomber cravate et gilet. Plus à l'aise, il se rallongea en reprenant Cherry dans ses bras.

En plus, avec l'argent que je vais gagner pour mes livres, on pourra même peut-être se construire une jolie barrière blanche autour !

- Et tu fendras des bûches toute la journée. Le soir venu, tu joueras du violon pour faire danser les villageois. Je t’appellerai Charles Ingalls ! Mais pour devenir riches, il faudrait d’abord réintroduire l’argent, et c’est pas gagné… Au rythme où on va, on te payera tes œuvres en lapins morts. Je ne suis pas certaine que ça rentre dans ton portefeuille !

Comme je n'ai pas de porte-feuille ça tombe plutôt bien ! On pourra aussi avoir un chien, qui arrivera en courant du fond du jardin, posera ses grosses pattes sur tes épaules et te barbouillera le visage ! Quelle vie splendide !

Il rigolait, mais au fond de lui, il préférerait presque avoir cette vie là que l'incertitude ambiante qui résonnait partout...

- Bien sûr, et des magnifiques parterres de fleurs que j'entretiendrai avec amour! Le soir, nous nous balancerons sous le porche, dans nos chaises longues, en discutant du temps passé et des derniers ragots de la ville... Et nous irons nous coucher dans notre grand lit recouvert d'un plaid en crochet. Tu me gratifieras d'un chaste baiser sur le front avant de souffler la bougie, et ce sera ainsi à jamais, tous les soirs de la vie, encore et encore et encore...

C'était un avertissement autant qu'une plaisanterie. Cherry voulait se mettre en garde. Si elle ne se bougeait pas, c'était peut-être ce qui l'attendait. Le rôle paisible et confortable de la petite femme au foyer, prise entre ses travaux d'aiguille et le jardinage, attendant avec impatience le retour de l'homme qui lui apporterait des nouvelles du vaste monde auquel elle n'appartenait plus.

C'était la vie dont elle ne voulait absolument pas, celle vers laquelle elle se sentait portée...

La voix de Felim se fit un peu plus grave et surtout plus sérieuse :

En attendant, les Blacks se sont apparemment décidés à venir frapper à nos portes et je doute qu'ils arrivent avec des fleurs...

S'il faut combattre pour protéger la Ville, j'en serai. Et l'issue pourrait être plus qu'incertaine...

Son visage se ferma instantanément. Elle avait suivi les nouvelles à la radio. La chute d'Azzuria, les menaces des blacks... Elle avait eu envie de faire quelque chose, de s'agiter, mais quoi? Elle n'était pas khmère. Elle ne savait même pas ce qu'elle foutait ici. Elle voulait juste sauver sa peau.

- Il va falloir revoir le système de protection, construire quelques bâtiments de plus. Il y a de très bons combattants ici qui ne sont même pas dans le groupe de défense. Pareil pour les armes: certaines pourrissent dans la réserve, alors qu'elles seraient bien mieux dans les mains de guerriers. Je ne crois pas qu'on soit assez nombreux. On sera sans doute beaucoup à y laisser la vie. Toi comme moi.

Si j'engage les Westlanders dans le combat, me suivras-tu ?

Au fond de lui, il aurait voulu qu'elle fuit, qu'elle se mette à l'abri moin d'ici. Mais ne pas lui demander son avis aurait sans doute été malvenu...

La réponse fusa, immédiate.

- Je ne sais pas.

Elle parut réfléchir quelques instants, soupira.

- Qu'est-ce que je viendrais faire là-dedans, dis-moi? Je ne suis ni pour l'un, ni pour l'autre. Je ne suis pas khmère, et je me fous de la cause black comme d'une guigne. Le souci, c'est que je vis ici, pour le moment. Et même si c'est sous une tente, c'est quand même un peu chez moi. Je ne sais pas. Je ne veux pas fuir, et je ne veux pas me battre. Les hommes me fatiguent.

Elle fronça les sourcils, pensive. Pourquoi fallait-il toujours que l'horizon s'obscurcisse?

- Je crois... je crois que si tu me le demandes, je te suivrai.

Il se tourna vers elle pour mieux la regarder.

Non. Ce que j'aimerai c'est te savoir en sécurité, loin d'ici. Parce que si je me bats, je ne veux pas m'inquiéter pour toi, et je ne veux pas te faire risquer ta vie.

Tu diras que je suis égoïste, que je peux mourir également et te laisser seule alors que je t'ai promis d'être là. Et tu aurais raison. Je ne suis pas un Khmer, mais leur cause est la mienne. Ces chiens ont assassiné mes amis. Je n'ai pas le droit de renoncer. Sauf si...

Sauf si tu me le demandes...

Elle poussa un long soupir, les yeux fixés au-delà de la toile, comme si elle voyait le ciel au travers.

- Que je te demande de renoncer au risque de mourir ? Et de partir la queue entre les jambes, pour ton confort personnel ? Non. Je ne te demanderai jamais ça. Tout comme tu ne me demanderas pas de partir. Je n’ai pas le tempérament d’une fuyarde, Felim, et de toute façon, connais-tu un seul endroit dans ce monde où l’on soit en sécurité.

Elle s’anima légèrement, et commença à appuyer chacun de ses propos de gestes de la main, comme la méditerranéenne qu’elle n’était pas.

- Et si on dépasse toute l’idéologie khmère, en gros, c’est aussi ce qu’ils essaient de faire, non ? En-dehors de leur trip sur le prolétariat et les méchants capitalistes ou je ne sais quoi ? Ils essayent de bâtir un endroit où on serait en sécurité. Alors au fond, on s’en fout de la politique qu’il y a derrière, s’ils permettent aux gens de vivre tranquillement. Considère ça comme un rêve, une vague promesse de commencer à rebâtir quelque chose.

Elle se redressa et se tourna vers lui, les yeux brillants.

- Et ce serait complètement con de fuir un essai de sécurité pour un désert qui ne me promet que la mort. Même si je retrouve quelque chose d’autre, combien de temps ça va durer ? Je ne peux pas laisser tomber une promesse menacée dans l’espoir d’en retrouver une autre qui subira sans doute le même destin. Ce n’est pas comme ça que ça marche. On ne commence pas à s’impliquer dans quelque chose pour fuir au premier pet de travers. Comment pourrait-on espérer en des jours meilleurs, si soi-même on n’a pas la force de s’engager selon ses convictions ? Il n’y a que les rats qui quittent le navire. Ils vont se battre pour des raisons qui ne me concernent pas, et de mauvaises raisons, mais je ne suis pas un rat.

Ma petite Orion à moi. Je me doutais que tu ne t'enfuirais pas.

Il l'embrassa avec passion. Il aurait peur pour elle mais la fierté se lisait dans ses yeux. Elle était courageuse et il n'en attendait pas moins de la femme qu'il aimait.

Burt, Paulette et les autres sont partis chercher une vieille voiture un peu plus loin. Ca peut paraître ridicule, mais cette carcasse jouera un rôle important si nous devons attaquer. Et les Khmers sont bien plus unis que les Blacks, alors avec un peu de ruse et de la chance... Nous y arriverons.

Il semblait presque sûr de lui. Le combattant qu'il était se réveillait en lui. Jamais il n'avait perdu, et il était hors de question que ce jour arrive.

Elle était moins confiante que lui, et ne faisait rien pour le cacher. Après tout, ce serait sa première lutte armée… Si toutefois elle prenait les armes. Un peu de ruse et de chance… C’était beaucoup trop peu. Elle secoua doucement la tête en se mordillant la lèvre inférieure, le front soucieux.

- Ce ne sera pas l’union qui comptera, mais la force brute, et il me semble bien qu’ils nous surpassent à ce niveau. Il va falloir une réorganisation en béton, et de bonnes défenses. S’ils ne font pas ça, on est foutus, chance ou pas chance. Ils ne sont pas subtils, ils attaqueront de front, comme de braves bourrins. Ils ont confiance en eux.