Cherry prit appui sur ses coudes, la tête légèrement penchée sur le côté.
- Certainement pas le joueur de flûte de Hamelin, alors… Ni les musiciens de Brême… Oh !
Son visage s’éclaira soudainement, et un sourire de satisfaction se peignit sur son visage. Elle prit quelques secondes pour se rappeler les détails de l’histoire, et quand tout lui parut se tenir, commença enfin son récit.
- Il était une fois (car c’est ainsi que commencent tous les contes) un homme immense. Il était si grand, si grand, qu’il paraissait fragile et sur le point de se briser à chaque coup de vent. Les habitants de la région l’avaient rebaptisé Le Long, et on ne le connaissait plus que sous ce nom. Cet homme immense avait un cœur d’or, un casque de cheveux d’or qui lui donnaient l’air d’un ange, et un regard doux, si doux qu’une femme le voulut pour époux. Comme elle était bonne et pieuse, Le Long l’épousa, et après quelques années, ils décidèrent de partir faire un pèlerinage en Terre Sainte, puisqu’ils étaient très croyants. Le Long confia donc la gestion de ses biens à ses frères et à ses oncles, et quitta la région avec sa femme, un beau matin de printemps. Dix années s’écoulèrent…
Elle marqua une brève pause.
- Au bout de dix ans, alors que tout le monde le pensait mort et avait déjà prié pour le salut de son âme pure, Le Long revint au village, seul. A sa famille qui s’en étonnait, il répondit qu’il avait traversé bien des malheurs, bien des misères, et que sa pauvre épouse avait perdu la vie lors d’une attaque de sarrasins. Il trouvait à présent sa seule consolation dans un petit violon qu’il transportait partout avec lui. Après avoir raconté ses années difficiles, il demanda à ses frères et ses oncles de lui restituer ses biens. Mais ce n’était pas du tout du goût de sa famille, qui, avec l’usage, avait appris à profiter du bien d’autrui, et rechignait à le remettre à ce pauvre Le Long dont on s’était si bien passé durant tout ce temps. Ils envoyèrent donc le pauvre homme épuisé se reposer dans une chambre à l’étage, et tinrent conseil autour de la table de la cuisine. Comment faire pour se débarrasser de ce gêneur ?
Après une longue discussion qui les tint jusqu’à l’aube, ils convinrent de répandre la rumeur que Le Long avait assassiné son épouse. La rumeur est un venin puissant, et il ne fallut que quelques jours avant que le pauvre homme fut appelé par la justice, puis condamné, ne pouvant prouver son innocence. On le jeta en prison, lui et son violon, et on lui dit qu’il serait pendu cinquante jours après Pâques.
Arriva le jour fatal. Le Long monta sur l’échafaud, son violon à la main. Sa dernière requête en ce monde fut d’en jouer un morceau, et c’est ainsi qu’il prit l’archet, et le glissa doucement sur les cordes. Par respect pour le condamné, le peuple fit silence, maladroitement tout d’abord, puis entièrement, charmé par les lamentations de son instrument. Le violon murmura sa peine, et tira quelques larmes aux femmes les plus émotives du village. Puis le ton changea, et se chargea de reproche… Les hommes semblaient se recroqueviller sous des coups, tourmenté par le jugement du violon. De notes en notes, l’archet hurla son désespoir et son innocence, et les femmes se sentirent comme prises à la gorge, tandis que les hommes étouffaient et tremblaient.
Soudain, le violon devint épouvantablement joyeux, et tous sans exception se sentirent des fourmis dans les jambes, et se mirent à danser ! Avait-on jamais vu plus folle sarabande ? Tous, les jeunes et les vieux, les hommes renfrognés et les jeunes filles alertes, tournaient en d’incroyables farandoles endiablées, sans pouvoir s’arrêter ! La musique continua sans leur laisser de répit. Après ce qui parut durer une éternité, Le Long s’avança dans la foule, qui se fendit comme par magie pour lui laisser le passage, et disparut loin, loin, si loin que nul ne le revit jamais.
La danse fantastique continua dans le village, aucun n’étant en mesure de s’arrêter, et ceux qui tombaient d’épuisement continuaient de s’agiter au sol au rythme de la musique qu’ils n’entendaient plus. On fit venir l’évêque de la ville la plus proche, qui à force de prières réussit à calmer la population. La vie reprit alors son cours normal… A l’exception de la famille de Le Long, qui avoua ses crimes à la justice. Ceux-là, jusqu’à la fin de leur misérable vie, continuèrent de trembler comme si leur danse ne s’était pas entièrement arrêtée. Et tout est bien qui finit bien.