Senza tempo

Longues et mornes journées. La marche harassante, les silences de leurs compagnons de voyage, la menace confuse des silhouettes lointaines, le repos trop rare... Bientôt, la route les emmènerait vers Korock et ses dangers, Korock qui avait tant effrayé Isaure et grossissait lentement et sûrement, forteresse purulente battant des souffles silencieux qui la peuplaient. Comme une gigantesque tumeur greffée sur les marais. Korock.

Ils avaient décidé de marcher d'une traite pour ne pas rester en vue de ses habitants, et cette journée serait donc entièrement dédiée au repos et à l'ennui. Comment tromper le lent défilement des heures?

Andras se tourna une fois encore vers Isaure, abandonnant la lecture de cette partition de Dvorak qu'il connaissait de toute façon par coeur. S'il avait pu prévoir que tout serait si long, il aurait pensé à emporter autre chose, n'importe quoi pour s'occuper... La nuit serait encore longue à venir. Que faire, d'ici là? L'inactivité menaçait de le rendre fou.

Au moins, la pluie avait cessé... Il étendit les muscles de son dos fatigué.

- Zongoram?

Il ne reprit que quand les yeux gris d'Isaure se posèrent enfin sur lui.

- Pourquoi tu ne danses pas devant eux? Ce n'est qu'un public de deux personnes pas très loquaces... Mais ce serait déjà un public, né?

La jeune femme lui offrit un pâle sourire. Cette question, elle l'avait déjà ressassée des milliers de fois dans sa tête, imaginant les pas qu'elle exécuterait, les danses qu'elle choisirait, l'histoire qu'elle voudrait raconter. Tout était déjà en place dans son esprit, et pourtant...

Je manque d'entrainement. Ce serait une honte pour moi de ne pas être parfaite.

Ses jambes disparurent sous sa large jupe colorée.

Je ne crains pas ton regard. Car tu sais ce que c'est que de devoir répéter et travailler sans cesse pour atteindre le summum. Mais eux... On ne peut s'attendre à des manquements dans un spectacle...

Il la détailla encore quelques secondes avant d'approuver d'un geste de la tête. Lui la trouvait absolument parfaite, mais c'était l'avis d'un novice, et en aucun cas il ne se serait permis de la contredire. La seule artiste dans le domaine de la danse, la seule habilitée à savoir ce qui était bon ou pas, c'était elle. Il lui avait suffisamment reproché de lui parler de son piano pour ne pas inverser la situation.

Un spectacle aurait rompu la monotonie de la journée, mais il comprenait sa décision. Il n'en serait que plus exceptionnel quand elle s'y risquerait enfin.

- Si seulement ils étaient plus bavards... se borna-t-il à remarquer.

Jack et Uther n'étaient que des présences silencieuses, aussi tristes que le paysage désertique qui les cernait. Pas de quoi passer de folles soirées palpitantes.

Te plaindrais-tu de ma conversation, Andras ?

Elle prit un air vexé, affichant une moue boudeuse tandis que ses yeux prenaient une teinte plus sombre.

Tu peux toujours passer plus de temps avec eux, on verra bien si tu arrives à leur faire décocher plus de deux mots.

Bras croisés, menton haut et fier, Isaure détourna son visage pour regarder en direction de leurs deux compagnons qui dormaient déjà...

Sa langue claqua nerveusement contre son palais.

- Ce n'est pas ça, tu le sais bien.

Il n'avait pas plus envie d'entrer dans ce petit jeu que de passer plus de temps à extorquer douloureusement les mots aux compagnons muets. Elle savait très bien ce qu'il voulait dire. Si elle ne le savait pas... Fallait-il encore la réconforter, la rassurer, lui promettre tout?

Andras haussa les épaules, et reposa sa partition sur le sol. A nouveau, il ne savait plus quelle femme se trouvait en face de lui. Elle était pourtant bien plus intelligente que cela.

- Je suis étonné. Je pensais qu'ils te feraient tous la cour pendant des heures, et tenteraient de t'ôter à moi.

La jeune femme avait retrouvé son air taquin et joyeux.

Allons bon, si je ne peux même plus exercer mes talents de comédienne sur toi...

Elle reporta son regard sur les deux endormis, et se contenta de commenter :

Il faut croire que je ne plais qu'à toi. C'est le principal, non ?

- J'aurais plutôt dit qu'il faut croire qu'ils sont très faibles, ou aveugles...

Il porta son regard malicieux sur elle, et lui sourit.

- Ou homosexuels. Possible aussi. Et je ne dois pas être leur genre.

Tant mieux alors ! Je n'ai pas envie de me battre en ce moment. Et les hommes n'ont jamais fait d'adversaires à ma taille.

La danseuse prit la feuille de partition et décrypta la musique écrite.

Pourquoi le piano ? Et pas un autre instrument ?

- Ma mère... Elle enseignait le piano. La force des choses...

S'il fermait les yeux, il pourrait revoir leur maison de Siofok telle qu'elle était avant que ses parents ne s'enthousiasment pour son talent, et décident de tout quitter pour Paris. Le Balaton, les pièces étroites mais claires, et le grand piano blanc sur lequel couraient les doigts agiles de sa mère, et ceux, malhabiles, des petites écolières traînées aux leçons par leurs familles orgueilleuses. La règle de bois marquant le rythme, s'abattant à chaque erreur. Le prestige du piano...

- Les autres instruments, pour elle... Ca ne valait pas la peine. Alors, je n'ai pas vraiment cherché. Le piano m'a toujours tout donné. C'est tellement complet. On peut tout dire. Les autres instruments... Je n'ai compris que très tard.

Elle lui sourit avec tendresse et lui rendit sa précieuse partition.

Ta mère devait être fière de toi. Un pianiste dans une famille, c'est très classe. Bien mieux qu'une danseuse de cabaret en tout cas.

Elle se releva pour venir s'assoir juste à côté de lui, sa cuisse collée à la sienne, tandis que sa tête se posa doucement sur son épaule.

Et les femmes, Andras ? Y'en-a-t-il eu beaucoup ?

-Ah! Les femmes... Ca aussi, tu le sais. Surtout des groupies... Aucun intérêt.

C'était si simple. Une sonate, et elles étaient prêtes à n'importe quoi pour assouvir ce fantasme d'une nuit avec un pianiste aux mains douces. Jusqu'à ce qu'elles se rendent compte qu'elles passeraient toujours après le piano.

- Trop faciles. Et elles ne comprenaient pas. Elles étaient toujours déçues de moi. Je ne faisais pas d'efforts. Je n'avais pas besoin d'elles.

Il s'éclaircit brièvement la gorge.

- Il y a eu Erszébet. Hongroise, comme moi. Violoniste. Mais je ne sais pas parler. Ou elle n'a pas voulu écouter, je ne sais pas. Elle a préféré quelqu'un d'autre.

Un pianiste de moindre envergure, moins ambitieux, moins secret, plus disponible. Quelqu'un qui savait la faire rire et se sentir unique. Dans son sac, parmi les partitions éparses, il avait encore le duo pour piano et violon qu'il avait composé en son honneur.

Il n'avait même pas eu le courage de faire semblant de mourir de douleur. Mais il avait joué pendant des heures. Après tout, ce pianiste était son ami. Double trahison. Il ne savait même pas s'il l'avait rendue heureuse. De toute façon, après réflexion, lui en aurait été incapable.

Isaure sentait la douleur que son amant avait connu, mais ne put s'empêcher de lui demander d'une voix chancelante :

Erszébet... L'aimes-tu encore ?

Son coeur s'était mis à battre brusquement, trop violemment. Le poison de la jalousie coulait lentement dans les veines de la danseuse, quand bien même il s'agissait d'une figure du passé. Elle ferma ses beaux yeux gris, attendant avec angoisse la réponse du pianiste, serrant ses mains l'une contre l'autre...

Il tiqua au son de sa voix, mais avait toujours le même ton assuré et catégorique en lui répondant.

- Nem. C'est le passé. Erzsébet... Je ne la connaissais même pas.

Il avait aimé son nom, son sourire lointain, les sanglots qu'elle tirait de son instrument, leur exil volontaire à tous les deux, ses confidences chuchotées en hongrois, la main muée en caresse sur le piano. Il avait aimé faire l'amour avec elle, et y croire en oubliant le reste. Mais il n'avait jamais cherché à en savoir plus. Erzsébet était une muse, un mystère, une inspiration, et devait le rester pour qu'il puisse l'admirer et la fantasmer.

Il n'avait même jamais sérieusement pensé à lui offrir ce dont elle aurait eu besoin. Il aurait voulu une liaison de bohème, un langage de peaux qui se frôlent et de sous-entendus, une belle histoire instable et impossible. De quoi écrire.

- Je ne sais pas si je l'aimais. C'était comme un nuage. Un rêve que je faisais. Ce n'était pas la vie.

Mais qu'est-ce qu'il savait de la vie, lui qui l'avait si soigneusement ignorée pour jouer?

Crois-tu... Crois-tu que je la dépasserai un jour ?

Chacune de ses questions était un poignard qu'elle s'enfonçait elle-même dans le coeur. Mais Isaure ne pouvait aimer qu'en étant certaine d'être unique et irremplaçable, et le chemin de son repos était encore loin...

Elle n'avait pas rouvert les yeux. Ses doigts s'étaient perdus dans les tissus de sa jupe, serrant le vêtement avec bien trop de force, menaçant de le déchirer au moindre mouvement.

Il esquissa un sourire, et sa main chercha celle d'Isaure.

- Zongoram...

Dans ce mot, il avait tout murmuré. Il laissa planer un silence entendu avant de préciser en mots maladroits le coeur de sa pensée.

- Tu l'as dépassée depuis toujours. Ce n'est pas pareil. Erzsébet était un nuage. Toi, je t'aime.

Isaure ouvrit brusquement les yeux. Avait-elle bien entendu ? Non, ce ne pouvait être vrai... A genoux face à lui, elle plaqua ses mains sur la bouche du hongrois et tenta d'expliquer, presque affolée :

Ne dis pas ça, Andras. Ne dis pas ça. Admires-moi, fantasmes-moi, mais ne m'aime pas. Si tu m'aimes, c'est fini, je vais devenir totalement ingérable, je vais douter de toi en permanence, je vais tester ton amour jusqu'à t'user. S'il te plait, ne me dis pas ça.

Et pourtant, ces quelques mots avaient eu l'effet d'une bombe dans son coeur meurtri. Elle l'aimait aussi, mais ne se connaissait que trop bien. Combien d'hommes lui avaient murmuré ces mots pour finalement la décevoir ?

Je ne veux pas te perdre Andras.

Elle retira ses mains et l'embrassa avec une pasion fiévreuse, à la fois heureuse, soulagée, inquiète et angoissée.

Il la détacha de lui avec douceur, et enferma ses mains dans les siennes. Curieux que la réaction démesurée d'Isaure ne l'étonne pas plus que cela. Elle était à sa mesure: imprévisible et dramatique. Le sourire en coin était de retour sur le visage paisible d'Andras.

- Tu doutes déjà de moi toujours. Ca ne va pas me changer beaucoup. Et tu me testeras encore et encore, je sais bien.

Il approcha davantage son visage du sien. Sa voix se muait en un murmure tendre.

- Tu ES ingérable. Et tu ne me perdras pas. Je t'aime. Mais si tu veux, je ne le dirai plus.

Non... Je... Andras...

Son regard était perdu, presque désespéré. En d'autres situations, elle aurait fui, ou l'aurait tué lui aussi. D'ailleurs, ne lui restait-il pas encore quelques fioles de poison au fond de son sac ?

Mais Andras l'avait emprisonnée également. Toute son âme vbrait pour le musicien. Elle ne s'imaginait déjà plus vivre sans lui, ne pouvait même pas concevoir d'avoir vécu sans lui.

Elle fondit contre lui, enfouissant son visage dans son cou, plaquant ses mains tremblantes dans son dos, cherchant presque à se confondre en lui pour ne plus le quitter. Et ce fut d'une voix extrêmement basse qu'elle lui répondit dans un souffle :

Moi aussi.

Elle ne pouvait rien dire d'autre, mais un jour peut-être, s'il était assez patient...

Il l'enveloppa de ses bras, berçant son corps agité, une main lui caressant les cheveux. Il aurait voulu parvenir à apaiser ses tremblements et à lui donner ne serait-ce qu'un peu de confiance, mais sentait qu'il faudrait beaucoup plus que de simples mots. Seul le temps et sa fidélité pourraient peut-être lui faire trouver grâce aux yeux de la jeune femme. Qu'avait-elle donc souffert pour avoir si peur?

Les deux mots qu'elle lui souffla comme un cadeau finirent de le bouleverser totalement, et s'il s'était laissé aller, les larmes lui seraient sans aucun doute montées aux yeux. Ce n'était cependant pas dans son caractère. Les signes de faiblesse étaient trop rares, chez lui, jusqu'à lui donner ce côté presque inhumain, statique.

L'émotion perçait tout de même dans sa voix quand il lui murmura en réponse:

- Isaure... Zongoram... Je ne te décevrai pas.

Oh comme elle aurait voulu qu'il dise vrai ! Comme elle aurait aimé être persuadée qu'il l'aimerait éternellement et qu'aucune autre femme ne viendrait la remplacer ! Mais si jamais il croisait une musicienne, que se passerait-il ?

Le contact du corps d'Andras la calma un peu, et sa respiration saccadée reprit un rythme normal. Les minutes coulèrent ainsi, silencieuses, passionnées, torturées. Elle finit par se maitriser enfin, et demanda d'une voix mutine et légère :

M'aimerais-tu quand même, si je ne connaissais pas Chopin ?

- Tout le monde connaît Chopin, voyons!

Il avait prit un ton gentiment scandalisé pour la faire sourire. Quelle question étrange elle posait... C'était sans doute une spécialité de femmes, de tout remettre en question sans cesse, et de noyer le présent sous les "si" des chemins alternatifs qu'ils n'avaient pas suivis.

Il se refit doux pour poursuivre plus sérieusement.

- Est-ce que tu serais encore toi si tu ne connaissais pas Chopin? Je ne sais pas. Peut-être que tu serais différente. Peut-être qu'il t'a appris autant de choses qu'à moi, et que cela fait celle que tu es aujourd'hui. Tu aurais voulu de moi, si je n'y connaissais rien en musique, toi?

Ses joues rosirent légèrement.

Non. J'ai besoin de quelqu'un qui puisse me lire.

Elle avait la désagréable sensation d'être une adolescente en proie à ses premiers émois, incapable de laisser souffler son amant. Sûr que si elle ne se reprenait pas, Andras finirait par se lasser...

Je suis désolée. Tu ne mérites pas de subir tout ça.

Elle l'embrassa dans le cou avant de se relever pour le regarder avec amour. Sa main caressa sa joue.

Non, tu ne le mérites vraiment pas.

Ce sourire tendrement narquois, encore.

- Je mérite ce qu'il y a de mieux, et c'est ce que j'ai. Rien de plus naturel!

Il embrassa la main qui le frôlait. Il ne pouvait pas imaginer quelqu'un d'autre. Personne ne la surpasserait jamais.

Elle n'était pas vraiment certaine d'être ce qu'il y avait de mieux pour lui, mais ne voulait plus insister. S'il était heureux ainsi, pourquoi se plaindrait-elle ?

Ne bouges pas !

Elle s'éclipsa dans la tente pour revenir quelques minutes plus tard. Dans sa main pendait un fin bandeau de soie noire, qui maintenait un petit pendentif en forme de croix de lorraine.

Je l'avais acheté en Hongrie. On m'avait dit que c'était un porte-bonheur, j'y voyais plutôt un souvenir. Mais le soir-même, j'ai sans doute offert mon plus beau spectacle. Je ne m'en suis jamais séparée.

Isaure fit glisser la soie dans la paume d'Andras.

C'est pour toi. Pour que tu ne m'oublies jamais, et pour peut-être te porter chance...

Le visage d'Andras se ferma brusquement. Il retint la main d'Isaure dans la sienne, grave.

- Tu comptes partir? Quand on donne des souvenirs, c'est qu'on s'en va. Et qu'on craint d'être oublié.

Des souvenirs, il en avait eu suffisamment pour toute une vie, en quittant Siofok. Des cadeaux de ses camarades de classe, de ses voisins, de sa famille. Plus tard encore, des connaissances ou des amis qui abandonnaient le conservatoire. Les souvenirs n'aidaient qu'à regretter le passé. Il n'en avait conservé aucun.

- Si c'est un souvenir, je n'en veux pas. Je ne veux pas avoir à me souvenir de toi. Je veux que tu restes.

Il accentua sa pression sur la main de la jeune femme.

- Si c'est un porte-bonheur, je l'accepte.