Senza tempo

Un sourire rassurant se dessina sur ses lèvres et d'une voix si calme qu'elle en étant presque un murmure, elle lui répondit :

Je ne pars pas. Mais... Nous nous sommes déjà fait attaqués deux fois, les maladies trainent, nous ne savons rien de ce qui peut nous arriver.

Elle retira doucement sa main et accrocha le tissu au poignet du pianiste avec délicatesse.

Il te portera bonheur.

- S'il me porte bonheur, cela voudra dire qu'il ne peut rien t'arriver.

Il tourna et retourna son poignet devant ses yeux, observant avec attention la petite croix et le ruban noir. En temps normal, il n'aurait jamais accepté de porte quoi que ce soit de ce genre. C'était parfait pour le gêner au piano. Mais il n'avait plus de piano...

Et pourquoi ne pas croire que grâce à ce pendentif, il en retrouverait un? Au point où il en était...

- Je n'ai jamais été superstitieux... Mais ici, je crois que c'est tout ce qu'il nous reste. Ca ne peut pas faire de mal.

Le bras retomba sagement, et il hocha la tête.

- Merci.

Le pendentif était l'une des rares choses qu'il lui restait, et il représentait bien plus qu'une simple babiole ramenée de voyage. Le regard d'Isaure s'attarda sur le ruban. Un lien. Noir, comme elle. Mais un lien tout de même...

Elle secoua la tête pour changer le court de ses pensées et reporta son attention sur Andras.

Ne le perds pas, sinon ma vengeance serait terrible !

Son rire léger monta dans l'air, tandis qu'elle gratifiait son amant d'un baiser au coin des lèvres.

- Je ne tiens pas à prendre ce risque!

Dans un monde idéal, il aurait eu quelque chose à lui offrir en retour, mais il ne possédait rien. Aucun objet cher à son coeur dont il pourrait lui faire cadeau. Rien qui puisse faire briller ses yeux. Il regrettait presque de ne pas s'être entouré de plus de babioles.

Il murmura rêveusement:

- Un jour, je t'écrirai quelque chose...

Tu as déjà commencé à composer Andras...

Sa musique, il la créait à chaque fois qu'il lui souriait, qu'il la prenait dans ses bras ou qu'il lui faisait l'amour. Elle l'entendait toujours, sa création silencieuse...

Il ne la comprit pas, persuadé qu'elle faisait allusion aux notes éparses qu'il lui arrivait de fredonner quand il n'y prenait pas garde. Oui, il avait commencé à composer, sans oser encore rien coucher sur le papier. Il envisageait les mouvements, leur ampleur, rêvait parfois de la danse qu'Isaure en ferait naître...

Il se contenta de répéter, le regard dans le vague:

- Un jour...

Tu te trompes Andras. Tout en toi est une musique. Chacun de tes gestes, chacune de tes paroles résonne en moi. Ce que tu provoques en moi, c'est sans aucune doute la plus belle mélodie que je n'ai jamais entendu.

Elle lui releva le menton du bout des doigts pour le regarder et lui sourire. N'était-elle pas son piano, après tout ?

C'était bien trop poétique pour le pianiste au pragmatisme exacerbé. La musique devait être entendue par tous, résonner, s'imposer dans l'espace. Il prit les mots d'Isaure pour une tentative touchante de le réconforter un peu, et lui sourit avec tendresse. Un jour, elle comprendrait. Elle verrait ce dont ses mains étaient capables, si elle avait la patience de ne pas l'abandonner d'ici là.

En attendant... Meglatjuk. Que la musique qu'elle pense percevoir en eux ne cesse pas.

- Je souhaite que tu l'entendes toujours, dans ce cas.

Ils avaient beau être artistes tous les deux, leurs univers respectifs étaient aussi complémentaires que différents. Elle vivait son art de l'intérieur, tandis que pour lui sa musique n'existait qu'à l'extérieur. Arriveraient-ils seulement un jour à échanger leurs dons ?

Je l'entendrai chaque jour tant que tu seras avec moi.

Pourvu qu'elle ne s'en lasse pas, dans ce cas!

- Mais dis-moi... Tu me fais te raconter ma vie, et tu ne dis rien. Est-ce que tout de toi doit rester un mystère?

Il l'attira vers lui.

- Viens... Assieds-toi. Raconte-moi.

Tu en sais déjà beaucoup...

Mais elle obtempéra, se blottissant contre lui.

Je suis née à Paris, dans une belle et vieille famille bourgeoise. Je n'étais ni heureuse ni malheureuse, seulement... insensible à la hiérarchie familiale. J'ai commencé la danse à 4 ans, certainement sur une idée de ma mère. Elle a manqué sa carrière, à être tombée enceinte de mon frère à 17 ans. Faire revivre ses rêves à travers ses enfants, voilà une pratique tellement courante...

Je suis entrée au Conservatoire de Danse à 9 ans, ce qui était exceptionnellement jeune. La suite n'a été qu'une succession d'exercices, de tortures physiques, d'entrainements quotidiens jusqu'au jour où je suis montée sur scène pour la première fois. J'avais 11 ou 12 ans. Ca a été une révélation immédiate. J'ai compris que je pourrai tout supporter, tant que je pourrai danser...

Elle se cala un peu mieux entre ses bras.

J'ai quitté le Conservatoire à 17 ans, quelques temps après avoir obtenu mes examens. L'appassionata, tu te souviens ?

Elle lui caressa doucement le bras.

J'ai rencontré Heinrich à ce moment là. C'est lui qui m'a emmené voir un cabaret pour la première fois. J'en ai pleuré de bonheur. Et j'ai su que je ferai partie des leurs.
Mes parents l'ont bien sûr vu d'un très mauvais oeil, passer de danseuse classique à meneuse de cabaret, ça n'a pas le même standing pour leurs cerveaux étriqués...

Alors je suis partie de chez eux, pour vivre chez Heinrich. J'ai intégré la troupe de la Nouvelle Eve quelques mois plus tard. J'ai dû batailler dur pour me faire ma place, pour leur démontrer que mon talent ne se limitait pas à Beethoven. J'ai sué des heures et des heures sur leur scène pour qu'ils m'acceptent. Mais je n'ai jamais connu plus grand bonheur que le jour où j'ai signé mon contrat. C'était une nouvelle vie qui s'ouvrait à moi...

Le cabaret... Une rébellion qui ne l'étonnait pas. Sortir du confort feutré des scènes pour se frotter à la vie et aux risques, aux cris et aux applaudissements, en tournant le dos à la bonne éducation et aux toussotements des salles combles.

Il acquiesça donc encore une fois.

Avant de risquer d'une voix tranquille:

- Heinrich?

Un léger rire s'échappa de sa gorge.

Ne t'imagines rien. Heinrich était simplement un ami. Et un ami qui aimait les hommes, ce qui nous faisait passer d'admirables soirées à comparer nos conquêtes.

Je crois que c'était comme toi... Il me suffisait de claquer des doigts pour avoir un homme dans mon lit. Peu importait le pays où j'étais, c'était toujours pareil. Et toujours le même discours, les mêmes compliments, les mêmes promesses.

Sa voix s'était nuancée de tristesse.

L'un d'entre eux à réussi à m'avoir. J'étais jeune encore, trop naïve surement pour m'abreuver de ses belles paroles. Ca a duré presque deux ans... Il voulait m'épouser, me faire des enfants. Que rêver de mieux ?

J'ai finit par découvrir qu'il avait prit une maitresse, pour "pallier" mes absences. Alors... Je n'ai pas supporté l'idée de le partager, et encore moins de le perdre. Je ne m'imaginais pas vivre sans lui... Je l'ai empoisonné pendant un repas. Il a eu un accident de voiture une heure après, et elle s'est incendiée. Personne ne s'est jamais douté de rien. J'avais 21 ans et je venais de me transformer en monstre...

Isaure fit une pause de plusieurs minutes. Parler de son passé ne la gênait pas, mais elle n'en était que très peu fière finalement...

Après... La Nouvelle Eve a connu une renommée incroyable à travers le monde. Je ne revenais à Paris que pour deux ou trois par an, le temps de saluer Heinrich et d'assurer quelques spectacles. Ces années sont passées à une vitesse incroyable, jusqu'à cette catastrophe.

Nous avions quand même réussi à fabriquer une scène dans les souterrains et la troupe se produisait tous les soirs. Jusqu'à ce que la plupart soit décimée par une maladie nouvelle. Une sorte de peste fulgurante. Un homme a alors prit la tête des survivants et nous a imposé sa dictature... C'est à ce moment là que je me suis vendue pour sauver mon art. Pour quelques minutes sur scène chaque soir, je donnais mon corps pendant des heures. Mais quand on a la danse dans la peau, rien d'autre ne compte...

Et puis... Il y eut un jour de trop. Un sévice de trop que même la danse ne pouvait effacer. J'ai rassemblé mes affaires et je suis allée trouver cet enfoiré comme d'habitude. J'avais enduit mon corps d'un poison extrêmement lent et douloureux. Ce con est mort en abusant une nouvelle fois de moi. Je trouvais cela tellement ironique que ça m'amusait. Je l'ai regardé agoniser pendant trois heures avant de m'enfuir... Et de me retrouver dans le désert.

Et de te rencontrer.

Celui-là aussi avait mérité son sort. La vie n'avait plus exactement la même valeur depuis la catastrophe: des meurtres qui le laissaient auparavant indifférent trouvaient à présent écho en lui. Il les approuvait. Comme ces hommes hirsutes et puants qui avaient tenté de les arrêter en se jetant sous leurs pas. Y'avait-il un mal quelque part, à supprimer les brutes épaisses qui entravaient le monde? Il fallait se contenter de survivre.

Il comprenait d'autant mieux le choc qu'Isaure avait dû subir à Korock, et les barrières immenses qu'elle avait érigées entre elle et les autres. Comment ne pas chercher à se protéger tant bien que mal, après ça?

Il la serrait toujours contre lui, silencieux et attentif. Le silence se prolongea après ses derniers mots. Il prenait le temps de réfléchir à chaque détail, de remettre à leur place les réactions d'Isaure, d'ordonner son histoire en un fil au bout duquel il se trouvait.

- Maintenant je sais pourquoi tu ne me fais pas confiance. Je comprends.

La jeune femme laissa échapper un soupir avant de lui répondre doucement, comme une excuse :

Je t'assure que j'aimerai pouvoir le faire Andras. Je ne souhaite que ça. Te rendre tout ce que tu m'offres. Mais c'est plus fort que moi...

Ses cils se rabattirent sur ses yeux tristes.

Même Heinrich m'a trahie. Il a préféré se suicider que me rejoindre dans l'abri.

La danseuse se sentait étonnamment libérée. Même si une certaine forme de mélancolie s'était emparée d'elle, pouvoir ouvrir son coeur et ses blessures à Andras l'avait soulagé. Elle n'avait plus de secrets pour lui, et s'il l'aimait encore, ça serait dorénavant en connaissance de cause...

Il affirma son étreinte autour d'elle, répétant d'une voix toujours aussi paisible:

- C'est normal. On t'a tout pris, tu ne peux plus tout donner comme ça. Il faut du temps. La confiance... Ca se gagne, aussi. Je ferai de mon mieux.

Laisse moi danser pour toi.

Elle quitta ses bras non sans lui avoir accorder un baiser et fit quelques pas dans le sable. Elle ferma les yeux et se concentra, devant être parfaite pour lui.

Son pied gauche glissa derrière sa jambe droite, tandis que ses mains s'élevaient lentement, et qu'elle les frappa l'une contre l'autre trois fois. La danse débuta alors. Légère, Isaure volait dans le désert, papillon aux couleurs chatoyantes que rien ne semblait pouvoir arrêter.

Ses jambes la portaient avec grâce, faisant se soulever les tissus de sa jupe pour les dévoiler subtilement. Son visage, bien que clos, était serein. Elle redevenait Isis, déesse parmi les déesses, danseuse exceptionnelle au charme immaitrisable...

Isaure finit toutefois par se relever, légèrement chancelante. Au fond d'elle, elle savait qu'elle ne pourrait plus danser pendant des heures, trop abimée par ses années sous la terre. Mais la lueur des yeux d'Andras la réconforta, et tentant de faire bonne figure, elle s'approcha de lui en rétorquant :

Monsieur doit maintenant payer pour le spectacle. La danseuse réclame un baiser.

Un sourire vint ponctuer sa phrase, autant provocateur que tendre.