Le jour s'est levé

Le soleil était haut dans le ciel quand Isaure quitta les doux bras de Morphée. La jeune femme, enfin reposée, se sentait en meilleure forme, bien que son dos la rappela à l'ordre... A côté d'elle, Andras avait déserté la couche, sans doute occupé à l'extérieur et craignant de la réveiller. Pour la première fois, la danseuse ne le ressentit pas comme un abandon, et après s'être enfilée une dose de morphine, elle se prépara pour le retrouver.

Maquillage, coiffure, corsage et jupe parfaitement assortis, Isaure avait retrouvé une partie de sa bonne humeur coutumière. Et bien décidée à ne pas gâcher cette journée, elle afficha un air radieux en apostrophant le pianiste, agrippée au tissu de l'entrée, debout sur ses jambes légèrement tremblantes :

Bonjour Monsieur Lukacs... Viendriez-vous m'embrasser pour démarrer cette journée ?

Andras abandonna le dépeçage de l'espèce de gros rat qu'il avait attrapé pour se tourner vers elle. Son allure irréprochable lui redonna le sourire. Il abandonna négligemment la bestiole avant de se diriger vers elle en se frottant les mains avec soin dans un linge qui avait connu des jours meilleurs.

- La journée démarre tard pour certaines! C'est bien. Je suis heureux que tu te sois reposée. Je t'embrasse, mais je ne t'enlace pas... Je ne voudrais pas te salir.

Il déposa un doux baiser sur ses lèvres, et recula d'un pas pour mieux la contempler. Elle était absolument resplendissante. Les yeux d'Andras se mirent à briller de fierté.

Mieux vaut tard que jamais, non ?

Elle lui lança un clin d'oeil avant d'éclater de son rire argenté. Reprenant un peu son calme, mais toutefois toujours aussi mutine, elle continua :

Laves toi donc les mains alors. J'ai encore besoin de toi.

La jeune femme se retourna doucement. Du fait de ses douleurs, elle n'avait pas pu serrer complètement les lacets de son bustier. D'une main, elle ramena ses cheveux sur son épaule, dévoilant ses fines épaules, tendues par l'effort qu'elle faisait pour se maintenir debout...

Il déposa un baiser sur sa nuque avant de s'éloigner.

- Je ne serais pas long.

Moins d'une minute plus tard, il laçait avec application le corset de la jeune femme, attentif à ne pas trop le serrer, le front plissé par la concentration. Quand il eut terminé, l'ensemble était encore trop lâche, et ne tenait qu'à peine. Il ne s'en rendit cependant pas compte, tout à sa joie d'avoir réussi à ne pas la faire souffrir.

- Ca ira?

La danseuse tourna doucement son visage sur le côté, pour regarder Andras du coin de l'oeil. En souriant, elle lui répondit :

Mon dieu Andras, je n'ai plus 16 ans ! Si tu ne serres pas plus, je vais avoir la poitrine sur les genoux !

Mais elle se doutait que le hongrois avait hésité du fait de sa blessure. Aussi, pour le rassurer, elle rajouta :

Tu peux y aller, je ne suis pas en cristal, ça ira. Et à vrai dire, je n'ai pas du tout envie de me retrouver à moitié nue devant tout le monde !

Au loin, le ciel s'assombrissait et l'orage se faisait à nouveau menaçant...

Quand partons-nous ? Il vaudrait peut-être mieux ne pas tarder...

Il reprit le laçage en insistant cette fois, malgré ses craintes.

- Dès que tu seras prête. Les marais ne sont pas très loin. Une fois arrivé, tu n'auras pas qu'à baptiser les lieux, et à te reposer. Tu y as déjà réfléchi?

Un dernier lacet fut étiré puis noué. Andras contempla son travail, dubitatif.

- Et comme ça?

Parfait.

Elle se retourna encore entre ses bras et vint déposer un baiser au coin de ses lèvres. Au fond de son regard, une lueur de satisfaction scintillait.

Edris. Qu'en penses-tu ? Si ça ne te plait pas, je chercherai autre chose.

- Edris? Ca me va parfaitement, si tu le souhaites. Je ne connais pas ce mot. Qu'est-ce qu'il signifie?

Bien qu'il ait vécu plus d'années en France qu'en Hongrie, il avait conservé une certaine méfiance concernant sa capacité à comprendre la langue. Le moindre mot inconnu le replongeait dans son statut d'immigrant, et le faisait vaciller sur ses bases.

Il eut peur soudain qu'Isaure ne le prenne pour un parfait imbécile, ce qu'il était, assurément. Encore une autre raison de préférer la musique aux mots...

La jeune femme se mit à rire doucement, amusée de la question. Elle passa une main sur la joue de son amant et reprit :

Ce n'est pas un "mot" comme tu l'entends. C'était le prénom de mon arrière-arrière grand-mère. C'est de l'irlandais, elle s'appelait Edris Stannus. Et si je l'admire, c'est parce qu'elle était danseuse, une immense danseuse !

Elle a prit le nom plus tard de Ninette de Valois, que j'ai repris. C'est elle qui a créé l'Ecole de Danse Nationale en Angleterre, et elle a créé de nombreux ballets !

J'aurai tant aimé la connaitre !

La voix d'Isaure s'était emballée, vibrante de fierté et de tendresse...

- Je ne savais pas que tu avais des racines irlandaises...

Il avait l'air à la fois soulagé et mal à l'aise. Edris n'était pas un mot qui témoignait de sa faible maîtrise du français, mais il avait révélé une part fragile de lui-même en dévoilant ses incertitudes. Il aurait préféré ne jamais avoir à le faire.

Il déposa une main dans le creux du dos de la danseuse et l'embrassa.

- C'est bien que d'autres aient ouvert la voie. On doit se sentir moins seul, même si on les connaît pas.

Tu ne sais pas tout encore Andras, sinon quel intérêt si je ne puis plus te surprendre, hum ?

Elle lui rendit son baiser avec une certaine ferveur mêlée de passion.

Je suppose qu'Edris représente pour moi la même chose que Chopin pour toi. Un modèle, une icône. Toujours admiré mais jamais égalé.

La danseuse pressa légèrement son corps contre le sien avant de continuer :

Et mon bâton, tu as eu le temps de t'en occuper ?

- Je me suis contenté de le tailler aux bonnes dimensions, et de couper les branches qui gênaient. Je t'ai laissé les petits détails à fignoler...

Il le lui désigna d'un geste de la tête. A quelques mètres de là, le bâton négligemment abandonné dans le sable paraissait suffisamment solide pour assurer un soutien à la danseuse.

Merci beaucoup ! On peut y aller alors !

La danseuse embrassa une nouvelle fois son amant et retourna sous la tente préparer ses affaires.

Quelques heures tout le monde était prêt, tentes pliées et sac à dos fermés. Fermement appuyée sur la branche qui lui servait d'appui, Isaure mena le petit groupe à travers le désert. Le rythme était relativement lent, ce qu'elle détestait, et elle faillait chuter à de nombreuses reprises. Toutefois, ils finirent par arriver au bord des marais en premier.

La jeune femme s'avança avec précaution et désigna un grand tumulus épargné par l'eau marécageuse, au bord du désert et de la rivière avoisinante.

Edris !

Et ce fut à ce moment là que la fatigue de la journée et de la marche tomba sur les épaules de la jeune femme. Elle se laissa choir au sol, ses genoux heurtant brusquement la terre, et murmura :

Nous y sommes enfin...

Andras vint poser une main apaisante sur son épaule, et s'assura d'un regard qu'elle ne s'était pas blessée. Seul l'épuisement teinté de soulagement se peignait sur les traits de la jeune femme. Il acquiesça tranquillement en reportant son attention sur le paysage qui allait devenir leur territoire durant ce long hiver.

Les marais étaient mornes et tristes, mais offraient l'avantage de leur présenter un peu du vert qui leur avait cruellement manqué durant leur longue route dans le désert. L'air était empli de l'odeur doucereuse de l'eau croupie mêlée de végétaux pourrissants. Mieux que le vent sec du sable. Il passa machinalement la langue sur ses lèvres asséchées. Personne ne pourrait consommer l'eau stagnante, mais sa seule présence donnait l'illusion qu'ils ne mourraient pas de soif. Restait à savoir s'ils trouveraient de quoi se nourrir, durant l'hiver... Mais chaque chose en son temps.

Andras posa son sac avec un soupir d'aise, et fit signe à leurs compagnons. Il fallait maintenant rassembler plaques de tôle et planches pas trop pourrie pour se construire un abri solide. Il leur fallut quelques heures pour monter un baraquement précaire, qu'ils tenteraient de consolider au fil des jours. Ils n'allaient pas manquer de temps libre, après tout... Etrange, après ces journées infinies de déplacements.

Il tendit la main à Isaure avec un demi-sourire.

- Envie de découvrir vos appartements?

Durant ce temps, la jeune femme avait noté avec précision l'état de leurs réserves afin de prévoir l'avenir, choisi l'emplacement de leur "grenier" et avait jeté un œil aux alentours pour voir quelles plantes pourraient leurs être utiles. Les marécages n'offraient pas un cadre paradisiaque mais ils avaient au moins le mérite d'abriter de nombreuses espèces florales intéressantes.

Isaure était donc perdu dans ses réflexions lorsque Andras vint la trouver. Elle posa sur son amant un regard las mais serein et lui répondit en souriant :

Avec grand plaisir, Monsieur.

Ses doigts blancs glissèrent dans la main du pianiste et elle se releva lentement, prête à le suivre.

Il l'entraîna vers la cabane et fit pivoter la porte pour la laisser entrer devant lui. L'intérieur était fait de bric et de broc: quelques cartons en guise de sol, des planches disjointes comme murs, et des tôles défoncées pour tout toit. Il faudrait encore bien des heures avant que tout ça ne soit présentable...

Le bâtiment avait cependant été prévu suffisamment large pour accueillir plusieurs personnes. Même si leur intimité était définitivement compromise, ils ne manqueraient pas d'espace, et ne risquaient pas d'étouffer les uns sur les autres.

- Je me suis demandé... Est-ce que tu crois que nous devrions monter notre tente ici, à l'intérieur? Cela serait toujours ça. Une pièce, si tu veux.

Isaure détailla chaque recoin de la cabane avec attention. Ce n'était pas un palace, mais au moins seraient-ils à l'abri lors des orages. Mais la question d'Andras la surprit quelque peu, lui d'ordinaire si réservé et solitaire se voyait prêt à partager cet espace avec les autres... La danseuse se contenta de lui répondre doucement :

Je préfèrerai dormir à l'extérieur. Uniquement avec toi.

Elle lui cèderait de toute façon, peu importe ce qu'il décidait, mais puisqu'il avait voulu connaitre son avis... Avec un sourire légèrement taquin, elle rajouta :

De toute façon, notre promiscuité n'était-elle pas temporaire ?

Il ignora ses dernières remarques, pour revenir à la question de leur situation. Il se tourna vers elle, étonné, et mortellement sérieux. Son ton était presque professoral quand il lui énonça les évidences qu'elle n'avait visiblement pas relevées.

- Isaure. Ce n'est qu'une petite tente de toile. Elle ne nous protègera jamais du froid. C'est déjà un miracle qu'elle ait tenu jusque là. C'est tout simplement impossible d'envisager y passer l'hiver. Nous resterons ici.

Il étendit la main vers un coin de la pièce.

- Soit nous installons cette tente ici, à l'intérieur, pour nous préserver un minimum d'intimité, soit on la joue dortoir, tout simplement.

Je ne veux pas dormir ici.

Elle ne cèderait peut-être pas si facilement en fin de compte.

Je n'ai aucune envie de changer mes habitudes. Et l'une d'entre elles consistent à dormir nue, je pense que tu l'avais remarqué. Alors, à moins que cela ne te gêne pas, je n'ai guère l'intention de me pavaner en tenue d'Eve ici.

Et puis...

Sa main erra doucement sur la joue du hongrois.

Je ne veux pas faire l'amour à côté d'eux.

Son menton fier légèrement relevé, elle termina :

Je dormirai dehors.

Il commençait à s'agacer, et faisait beaucoup d'efforts pour ne pas le laisser paraître. Il lui attrapa doucement le bras pour la forcer à se tourner vers lui.

- Isaure! Je ne te parle pas d'avoir un peu froid! Je te parle de l'hiver, de la neige, du froid qui va te glacer les os et te tuer! C'est impossible de dormir dehors, tu m'entends?

Il avait accentué le mot "impossible" autant qu'il le pouvait, y plaçant toute sa force de persuasion.

- Ce n'est même pas une option. L'air est plus humide ici, et le froid sera d'autant plus vif. Il va s'infiltrer partout. La tente risque en plus de moisir. Elle est trop légère pour nous protéger de cela. Tu te condamnes à mourir pour une question d'intimité?

Il la relâcha, ferma les yeux quelques secondes pour retrouver une contenance.

- Je vais monter la tente à l'intérieur. Une fois fermée, personne ne te verra, et tu dormiras comme bon te semble.

Et pour ce qui en était de sexe, il se sentait de toute façon incapable de la toucher, mais inutile de le lui rappeler...

Elle approcha son visage du sien, planta son regard dans le sien et déplaça le bâton d'appui, qu'elle tenait toujours, avec fermeté pour qu'il claque sur le sol.

Le froid qui va me glacer les os ? Mais qu'est ce que c'est comparé à ce que tu m'as fait ? Hum ? Ce ne sont pas trois flocons qui vont me faire peur.

Elle se dégagea de sa poigne et recula.

Je ne dormirai plus enfermée. Et encore moins de force. Je ne peux pas Andras. Je ne peux pas revivre ça.

Ses yeux si calmes auparavant s'étaient légèrement embués de larmes.

Dors ici si tu préfères. Moi je ne peux pas. J'arrangerai la tente, j'ai ce qu'il faut pour la doubler. Je me débrouillerai. Mais ici, je deviendrai folle je crois.

La danseuse avait cru pouvoir accéder à sa requête, mais ses angoisses étaient revenues au galop, plus fortes que sa volonté...

Il accusa le coup, et ses yeux se muèrent en deux gouffres de ténèbres quand il les posa à nouveau sur elle. Alors, c'était ça, le pardon? Lui refoutre le nez dans sa merde à la première occasion? Extraordinaire. La parole d'Isaure avait autant de valeur que la sienne.

Ses larmes ne l'attendrirent pas. Il s'inclina donc légèrement, narquois.

- A votre aise, jolie dame. Je vous souhaite de belles nuits, et vous offre volontiers ma tente. Pour ma part, je ne mourrai pas à deux pas d'une habitation.

Parfait.

Mâchoires crispées et regard dur, la jeune femme s'empara de la tente et disparut en boitant un peu, bien loin de la gracieuse silhouette qu'elle avait été.

Ce ne fut qu'à l'extérieur qu'Isaure laissa les larmes amères rouler sur ses joues. Elle aurait froid, elle serait malade, et elle serait malheureuse, tout cela elle le savait. Mais au moins conserverait-elle un semblant de liberté, loin de ses murs qu'elle assimilait à son ancienne prison...

Loin de la cabane, la danseuse s'installa entre les arbres. Quelques buissons protégeaient la tente du vent, le sol était sec et plat et aucun bruit extérieur ne lui parvenait. Ce fut avec de nombreuses difficultés qu'elle monta l'abri, et épuisée qu'elle se coucha enfin.
Le lendemain, elle entreprit de doubler, voire de tripler, la toile. La plupart de ses jupes et de ses robes fut sacrifiée, elle qui y était auparavant comme à la prunelle de ses yeux. Mais le résultat fut au dessus de ses espérances et offrait un abri à l'intérieur coloré et relativement résistant. Satin, soie, coton et rubans se partageaient l'espace, ce qui offrit à Isaure la douce sensation de retrouver sa loge.

Elle mit deux jours à finir son oeuvre, deux jours pendant lesquels ses compagnons ne firent que l'apercevoir quelque secondes, silencieuse et discrète. Elle ne chercha pas à voir Andras, malgré le manque terrible qu'elle ressentait. Son orgueil l'empêchait de faire le premier pas, et elle profita de ses heures de chasse pour pénétrer dans la cabane communautaire, et déposer sa béquille près de sa couche, comme une invitation...

La danseuse ne rentra que plus tard, un sac plein de plantes en vu de la création de nouveaux remèdes. Certaines herbes lui étaient totalement inconnues, mais Isaure ne perdait pas espoir d'en trouver les capacités. Ce fut donc l'esprit occupé par ses futures mixtures que la jeune femme retrouva sa tente et le message d'Andras.

"Hiányzol"... Des bribes de hongrois filaient dans ses souvenirs, à la recherche de la signification. Elle l'avait déjà entendu, elle en était sûre. Peut-être même l'avait-elle chanté ou dansé lors d'un de ses voyages dans l'Est. Il était venu en tout cas, ce qui soulageait son coeur de la crainte de l'avoir totalement perdu. Un sourire se dessina progressivement sur ses lèvres et elle ne retint pas un soupir léger de réconfort en s'engouffrant sous l'abri...

Isaure n'en ressortit que totalement maquillée, coiffée et habillée dans un mélange somptueux de simplicité et d'élégance. A pas lents mais libérés de toute forme d'aide, la jeune femme s'approcha de la cabane. Au loin, elle entendait ses compagnons discuter autour du feu de camp, partageant sans aucun doute leur repas. La voix d'Andras ne lui parvenant pas, elle supposa qu'il était resté à l'intérieur et ouvrit la porte dans d'immondes grincements.

A contrejour dans l'encadrement de l'entrée, Isaure distingua la silhouette de celui qu'elle aimait. D'une voix calme mais teintée d'attente et de désir, elle murmura :

Tu me manques toi aussi.