Le prélude

La fuite avait été rapide. Andras avait tout juste pris le temps de saluer la jeune femme qui s'était présentée à lui comme Isaure, et lui avait laissé guider leurs déplacements dans le sable. Il fallait faire vite, la zone était pleine de dangers, et nul ne savait à qui se fier. Au plus vite ils s'éloignaient de la vue de leurs agresseurs potentiels, au mieux c'était.

Ils s'étaient permis un détour pour fouiller une carcasse, sur la suggestion d'Isaure. Il n'avait pas protesté, mais avait risqué un sourire en coin en découvrant le trésor en question: une magnifique carte de crédit. Il l'avait entraînée vers le nord ouest sans commentaire.

Le soir était tombé, et ils étaient tous deux épuisés. L'heure était venue de s'arrêter. Le hongrois jaugea silencieusement l'horizon durant de longues minutes, évaluant la distance qu'ils avaient réussi à parcourir. Quand enfin il parut satisfait, il se tourna vers Isaure.

- Vous pardonnerez mes silences, j'espère. Je n'ai pas été un compagnon très loquace. Mais j'avais hâte.

Un autre coup d'oeil derrière lui. Ce serait sans doute suffisant.

- Ici, ce sera très bien. Je vais vous aider à monter votre tente, si vous voulez.

Assise dans le sable, Isaure avait ôté ses chaussures pour masser ses pieds douloureux. Elle était danseuse, pas sprinteuse, et la chaleur harassante n'avait rien améliorée...

Elle avait laissé tranquille Andras, peu soucieuse de son silence, qui lui semblait presque un miracle après le nombre d'insanités qu'elle avait pu entendre dans la communauté qu'elle venait de fuir...

Merci. Mais je n'ai aucune tente.

La jeune femme portait pourtant un sac à l'allure bien remplie, mais contenant presque uniquement ses dernières tenues de scène.

Elle lui adressa toutefois un joli sourire et se contenta de déplier une couverture à même le sable.

Je ne serai pas contre un feu par contre. Si cela peut éloigner quelques... bêtes...

Pas de tente... Andras fronça les sourcils. Il fallait d'abord parer au plus urgent, avant d'envisager une solution pour la nuit. Il acquiesça donc sans un mot à la demande d'Isaure, et partit récolter une maigre provision de bois. Quelques touffes d'herbe déjà brûlées par le soleil aiderait à y mettre le feu. Si le vent ne soufflait pas trop, cela suffirait pour la nuit.

En observant une distance prudente avec la couverture de la jeune femme, il entreprit d'allumer méthodiquement leur brasier de fortune avec son briquet. Quand il fut certain, après de longues minutes, que le feu avait bien pris, il se redressa enfin, faisant craquer son dos.

Au tour de la tente, à présent. Ce n'était pas sa première nuit dans le désert, et ses gestes étaient déjà bien plus assurés. Avec une méticulosité extrême, il emboîta les différents éléments et dressa un abri de toile satisfaisant.

Il s'autorisa enfin un peu de repos près du feu. Après avoir vérifié méthodiquement que ses mains n'avaient pas souffert des activités récentes,il les posa bien à plat sur ses cuisses, et contempla enfin Isaure. C'était une jolie femme, mais elle avait l'air parfaitement déplacée ici, au beau milieu du désert. Exactement comme lui, en fait... Il esquissa un sourire en coin.

- Kissaszony... Mademoiselle?

Il attendit de croiser son regard pour poursuivre.

- Cette nuit, vous dormirez dans ma tente. Je vous montrerai comment la fermer de l'intérieur. Je vais monter la garde dehors.

Une nouvelle hésitation. Les femmes étaient compliquées. S'il était trop protecteur, elle pourrait en prendre ombrage, mais s'il se montrait trop négligent, elle aurait peur. Il ne la connaissait pas suffisamment. Il risqua finalement:

- Vous pourrez me relayer ensuite, si vous n'êtes pas trop fatiguée. Si vous voulez.

Elle l'avait écouté avec attention, observant ses hésitations jusqu'à la manière qu'il avait de placer ses mains avec amusement. Il les avait plutôt belles et gracieuses, un peu surprenant dans ce désert qu'elle jugeait pour le moment mal famé...

Voilà une proposition de gentleman, Monsieur. Merci beaucoup.

Un sourire en coin se dessina progressivement sur ses lèvres. Prenant un air vexé, elle lui demanda :

Ai-je l'air toutefois de ces pauvres petites filles abandonnées qui ne peuvent se débrouiller seules ? Cela me peinerait grandement !

Isaure ne lui laissa pas le temps de répondre, éclata de rire, et tout en se relevant, s'approcha de lui en lui tendant une main fine et élégante :

Disons que tu m'appelles Isaure et moi Andras, ça sera plus convivial non ? J'aime beaucoup la politesse et les bonnes manières, mais cela me semble un peu dépareillé ici ! Non ?

Avec un battement de cils, elle lui adressa un nouveau sourire, plus charmeur, bien qu'elle n'en n'eut pas conscience...

Il se contenta d'un hochement de tête. Elle était très belle, et le savait, visiblement. Il saisit la main tendue avec délicatesse, et l'effleura brièvement de ses lèvres asséchées avant de la libérer.

- Bien. Nous ferons des tours de garde, alors. Mais ici, tout ira bien.

Il l'invita d'un geste à se rasseoir, puis reposa à nouveau sa longue main blanche sur sa cuisse. Il n'avait même pas une arme pour les défendre. L'idée de devoir se défendre à mains nues l'inquiétait. S'il devait abîmer ses mains... En réponse à ses pensées, elles tressaillirent brièvement, et il les serra doucement l'une contre l'autre pour les apaiser.

Elle ressemblait à un oiseau. Pas étonnant qu'elle ait voulu quitter cette étrange cage... Dieu! Comme il aurait eu besoin de Chopin en cet instant, dans ce grand nulle part, entourés de morts en sursis et de barbares!

Il ne fallait plus y penser. Ses mains l'avaient laissé en paix, aujourd'hui. Surtout, ne pas les provoquer.

Pourtant, il ne connaissait rien d'autre...

Pour rompre le silence, comme il fallait bien dire quelque chose pour ne pas passer pour un rustre, il lança la première chose qui lui traversait l'esprit. La seule chose qui importait.

- Tu aimes la musique, Isaure?

Si j'aime la musique ! Tu me demandes si j'aime la musique ?!

A nouveau, Isaure laissa échapper son rire cristallin et léger. Le désert ne lui avait au moins pas enlever sa bonne humeur...

Je suis danseuse. Ou plutôt, j'étais, vu où nous sommes. Alors la musique... C'est une bonne partie de ma vie, vois-tu...

Et toi ? Je suis sûre que cette question n'était pas anodine. Et tes mains... Ce ne sont pas celles d'un ouvrier. Tu es artiste.

Elle posa son index sur sa bouche sensuelle, dans une attitude de réflexion ironique.

Mais dans quoi... C'est la question que je me pose !

Un sourire en coin éclaira brièvement son visage.

- Tu te moques... Isaure.

Une danseuse comprendrait certainement le poids du silence qui le déchirait. Il l'observa avec une attention accrue. Elle ne ressemblait pas à l'une de ces hystériques qui gesticule comme un pantin désarticulé au rythme de battements épars qu'on ose appeler "musique". Quel genre de danseuse pouvait-elle être? Ce n'était pas une ballerine. Elle en avait la grâce, mais pas la discrétion. Danses de salon? Cela existait-il encore? Il fallait bien admettre qu'il s'y connaissait peu.

Il tendit ses mains devant lui, les contracta brièvement.

- Pianiste.

Elles s'effondrèrent à nouveau sur ses cuisses, pauvres choses inutiles et vaines.

- Sur quoi danses-tu? Quelle musique?

Je peux danser à peu près tout. Je suis restée quelques années au Conservatoire de Danse de Paris, mais je dois avouer que l'ambiance ne me plaisait guère et j'ai préféré partir pour rejoindre une troupe indépendante.

La voix de la jeune femme s'était teintée d'une douce mélancolie. Comme il lui manquait, ce temps où elle était reconnue pour son talent et où elle ne vivait pleinement que sur scène...

Je suis devenue danseuse de cabaret. Mais attention ! Pas ceux tout à fait ridicules et réducteurs que tu pouvais voir à la télévision ou dans des salles bon marché ! Je ne me suis jamais produite nue couverte seulement de quelques pompoms par exemple...

Nous offrions du rêve, ressuscitant un temps passé des plus heureux...

Au bord de ses longs cils quelques larmes brillantes affluaient, qu'Isaure sut retenir avec maitrise. Reprenant un ton plus enjoué, elle demanda :

Pianiste... Dans un orchestre ? Ou bien... Non, tu devais être soliste. Tu as ce regard trouble des solitaires.

- Compositeur.

Il détourna le regard un instant, plongé dans ses souvenirs.

- L'orchestre... Pas pour moi. On ne peut pas vivre toujours sur ses acquis, il faut créer. Tout le monde ne comprend pas ça.

Il avait claqué la porte du philharmonique de longues années auparavant, mais se rappeler l'indignation et les hurlements du directeur lui réchauffait toujours autant le coeur. C'était l'une des meilleures décisions qu'il ait jamais prise. Peu importe qu'il ait crevé la faim les années suivantes, à courir derrière les cachets minables sans jamais se résoudre à prostituer sa musique.

- J'ai eu une commande d'un cabaret, un jour. Ils n'ont pas aimé du tout. "La pomme d'or", tu connais?

Hum... Il y a un lien avec les Hespérides ?

Isaure se replongea dans ses souvenirs, fouillant dans sa mémoire si le nom lui rappelait quelque chose. Avec regret, elle dut admettre que ce n'était pas le cas.

Non, désolée. De quoi est-ce que ça parlait ? Et à qui l'avais-tu proposé ?

Enfin je dois bien avouer que la plupart des directeurs sont assez fébriles face à la nouveauté, à moins de leur exposer des arguments... de choc...

Andras fit claquer sa langue contre son palais.

- Non, ce n'est pas ça. "La Pomme d'Or", c'était le nom du cabaret. Je pensais que tu aurais pu le connaître. Mais les directeurs... Tous pareils. L'argent et la facilité. Pas de recherche...

Il balaya l'air d'un geste vif de la main.

- C'était difficile.

Sa main avait commencé à pianoter quelques notes. Il la rattrapa, et l'immobilisa. "Feathers". C'était le nom de ce morceau. Il se souvenait bien.

- J'étais à Paris, moi aussi.

Oh... Je n'ai pas dû m'y produire alors, ou peut-être que je ne m'en souviens plus. Les dernières années, je ne faisais que voyager à travers le monde pour présenter nos spectacles. Je serai bien incapable de donner le nom de toutes les salles que j'ai pu voir !

Elle avait noté le glissement de ses doigts. Comme elle le comprenait ! Lui ne rêvait que de piano, et elle de scène...

Où étais-tu à Paris ? Tu connais peut-être Heinrich Blast ? C'est un ami à moi, il est violoniste. Un solitaire également, qui ne tolérait pendant ses créations que ma présence je crois... J'aimais beaucoup danser pour lui...

Il secoua la tête. Non, aucun Heinrich parmi ses rares connaissances. Lui aussi avait passé beaucoup de temps seul, à voir le nombre de ses amis se réduire plus il s'enfonçait dans ses rêves insensés de créations. Mais les plus grands compositeurs n'avaient-ils pas dû être seuls pour créer leurs chefs-d'œuvre? Cela ne l'avait jamais dérangé.

- J'étais très seul aussi. C'était mieux.

Le piano était la plus exigeante des maîtresses.

- Tu dansais... Sur du piano?

J'ai passé mon examen de danse classique sur une sonate de Beethoven. L'appassionata. Je me souviens encore de la chorégraphie...

Isaure se releva et esquissa quelques pointes dans le sable. La ligne de ses jambes était admirable et la grâce qu'elle mettait dans ses jetées n'avait rien à envier aux ballerines.

Tout son corps vibrait de la mélodie qui résonnait dans les méandres de son esprit. Si Andras la connaissait, il pourrait sans doute la suivre...

Isaure avait fermé les yeux. Ses pieds l'emportaient, comme si la chorégraphie était imprimée en eux.

Elle s'élevait, légère, au dessus du sable, enchainant arabesques et ronds de jambes avec une exactitude déconcertante...

Elle avait 17 ans et était à Paris face à des professeurs intransigeants. Et elle les avait épatés. Elle avait battu tout le monde. Ils l'avaient applaudie. Et elle les avait quitté quelques mois plus tard...

La mélodie s'était tût et la danseuse termina dans un jeté magistral. Ses cheveux volaient autour d'elle tandis qu'elle vint se rassoir dans un tourbillon de jupe auprès d'Andras. Une lueur de fierté illuminait ses yeux tandis qu'elle demandait calmement :

Alors ?

Alors? Ses mains ne savaient pas applaudir, elles ne pouvaient que jouer. Un hochement de tête approbateur et un sourire furent les seuls remerciements qu'il adressa à la jeune femme.

- "Un torrent de feu dans un lit de granit". C'était tout à fait ça. J'ai pu l'entendre.

Il ne savait plus de qui étaient ces mots, et cela n'avait pas la moindre espèce d'importance. Il se sentait débordant d'une gratitude impossible à exprimer. Sans piano, il ne pourrait jamais lui rendre ce cadeau.

Tu dois bien être le seul dans ce désert maudit à pouvoir entendre la musique quand je danse ! Quelle chance d'être tombée sur toi !

Tout en parlant, Isaure s'était détaché les cheveux, lesquels tombaient en une cascade brune le long de son dos. Une brise quasi imperceptible les souleva silencieusement.

Comme tu dois être malheureux Andras, d'avoir perdu ton instrument. Moi mon corps sera toujours là, mais un piano...

Elle lui adressa un doux sourire de compassion, avant de lui demander d'un petit air mutin :

Puis-je ?

Elle avait désigné les mains du pianiste, tendant les siennes pour les recueillir...

Isaure accueillit les mains du pianiste comme s'il s'agissait d'un objet hautement précieux, qui se briserait ou perdrait son éclat à la moindre déviance.

Le contact l'électrisa légèrement. Elle n'y prêta pas attention, préférant observer les bijoux qu'elle tenait. Les doigts étaient longs et fins, dont l'on devinait la souplesse sous la peau délicate. Elle eut envie de pleurer. Combien de temps encore Andras pourrait-il garder ces joyaux intacts ?

Ses yeux s'étaient ternis à cette pensée. Ils n'étaient pas fait pour ce monde. Leur place n'était pas ici, isolés au beau milieu de l'immensité désertique...

Elle serra très doucement les mains posées dans les siennes avant de le libérer et de lui lancer un regard de remerciement.

Elles ne sont pas perdues... Elles ne peuvent pas être perdues.

Isaure se releva pour faire quelques pas, tournant le dos à Andras. Ses joues se maculaient de larmes silencieuses. Si l'art était mort, que deviendraient-ils ?

La voix rauque d'Andras s'était durcie plus qu'il ne l'aurait voulu.

- Pas de piano...

Le constat était net et sans appel. Sans instrument, ses mains deviendraient de vulgaires outils de travailleur manuel. Il irait chasser pour se nourrir, s'écorcherait les paumes au combat, se briserait les doigts contre le sable. S'il ne trouvait pas de piano, Chopin ne serait plus qu'un souvenir. Et elle avait beau pleurer toutes les larmes de son corps, cela n'y changerait rien.

Il se frotta les mains l'une contre l'autre, le regard sombre. Combien de temps lui restait-il avant qu'elles n'oublient tout ce qu'elles savaient? Peut-être que le processus impitoyable s'était déjà mis en marche.

Pas étonnant que le monde soit devenu ce théâtre de barbarie, sans musique.

- Ce n'est qu'une question de temps. Sinon... Je n'aurai plus rien.

Ses yeux brûlaient d'une flamme particulière quand il les posa à nouveau sur elle, conscient du ridicule de ses paroles, conscient également qu'il n'en faudrait pas moins s'il voulait espérer vivre.

- Je dois trouver un piano.

Isaure se retourna vers lui. Sur ses joues de fines lignes noires de maquillage lui donnaient un air de Colombine. Il voulait un piano, et elle une scène. Si la chance leur souriait un jour, peut-être trouveraient-ils les deux ensemble...

Et bien, partons chercher ton piano alors.

Cela leur donnait au moins un objectif de plus, hormis survivre. Elle se laissa retomber dans le sable près de lui. Avec une oeillade, elle demanda encore :

Mais en attendant, qu'est ce qu'on fait ?

- D'abord... on efface les traces de maquillage.

Il lui désigna ses joues, et sourit. Il la trouvait encore plus jolie comme ça, un peu abîmée.

- Ensuite... Reprendre des forces. Il faut manger.

Il ouvrit son sac, et en sortit quelques tupperwares. Il avait eu l'idée de les prendre en quittant son abri, pour conserver la nourriture plus longtemps, et s'en félicitait chaque jour. Ses réserves de viande étaient cependant maigres. Il avait en revanche quelques boîtes de conserves de légumes, qu'il aligna avec soin devant lui afin de faire son choix. Haricots, haricots, haricots, petits pois et carottes. Et une salade de fruits.

- Un vrai festin! Tu as des réserves? Besoin de rien?

Sa main sélectionna l'une des boîtes de haricots, qu'il déposa à côté de lui. Les autres attendaient la réaction d'Isaure avant de réintégrer le sac.

J'ai ce qu'il faut, ne t'en fais pas.

A son tour, elle ouvrit son sac pour en sortir quelques paquets de biscuits secs. Elle avait toujours eu un appétit d'oiseau, soucieuse de sa ligne, et n'avait pas vraiment pensé à emporter autre chose avec elle dans sa fuite...

Du revers de la main, elle essuya ses joues avant de proposer un gâteau à Andras.

Tu en veux un ?

Elle-même en prit deux, qu'elle mangea du bout des dents. C'était à se demander comment cette femme pouvait regorger de tant d'énergie, au vu de ce qu'elle avalait...

- J'ai ce qu'il me faut. Bon appétit, Kissaszony.

Il ouvrit sa boîte de haricots et commença à piocher dedans avec une petite fourchette en inox. Il les mangeait froid, sans plaisir. Se nourrir était un acte bassement humain auquel on ne pouvait pas couper, rien de plus. Il ne lui serait jamais venu à l'esprit d'en exiger davantage d'un repas. Il mangea consciencieusement, avec un ennui profond, expédiant rapidement la tâche.

Quand il eut terminé, il posa la boîte impeccablement vide à côté de lui, prévoyant de la nettoyer plus tard. Cela pourrait se révéler utile.

- Il faudrait trouver une ville... Ou en fonder une...