Le prélude

Peut-être parce que les femmes que tu as connu avant étaient entièrement acquises à ta cause, envoutées par ton charme mystérieux et impressionnées par ta musique.

Isaure s'était rassise et peignait avec précaution sa cascade de cheveux. Elle tourna son beau visage vers lui, sans cesser ses gestes.

Je représente le mépris et la violence auxquelles tu n'avais jamais encore été confrontés. La nouveauté intrigue toujours.

Mais tu finiras par t'y habituer et je te lasserai. Mes danses ne t'intéresseront plus. Ma musique te sera devenue silencieuse. Tu mourras alors.

Elle avait parlé avec un calme étonnant, exposant son point de vue sinistre avec simplicité...

Encore ce rictus narquois, sur son visage calme.

- La musique n'a jamais cessé de me parler, Isaure. Je n'ai vécu que pour elle. Tu me confonds avec d'autres.

Il se redressa à son tour, suivant des yeux les mouvements aériens de ses doigts blancs mêlés à sa chevelure sombre. Envoûtante.

- Tu l'as dit: tu es la seule à pouvoir me la faire entendre. Mais ta violence à toi... C'est un requiem martyrisé. Les notes ne s'harmonisent pas. Pourtant...

Ses mains s'élevèrent et retombèrent, impuissantes.

- Je comprends cette musique. Elle vient de l'aube des temps. C'est la source de tout. L'instinct.

Il avait rarement tant parlé.

Elle reposa son peigne et lui sourit doucement. Une longue mèche de cheveux ondulée tombait sur sa poitrine, créant de nouvelles courbes aux arabesques déjà existantes de son corps.

Sa main vint se poser sur la joue d'Andras, fraiche et légère.

Sais-tu quel est mon nom de scène ? Isis. La Grande Déesse. Celle des origines. Elle a ressuscité son époux et s'est opposée à la fureur de Seth.

Ses doigts se firent acérés, et ses longs ongles laissèrent de belles traces de griffes ensanglantées sur la joue du pianiste.

On la disait aussi cousine de Lilith. La maitresse du Diable, serpent provoquant la Chute.

Isaure vint déposer un baiser sur la joue meurtrie et essuya le sang de la pointe de sa langue...

Elle pourrait maltraiter son corps aussi longtemps qu'elle le désirait, tant qu'elle ne touchait pas à ses mains. Les Origines, la Source, la Chute... C'était cela. Elle avait admirablement choisi son nom.

Il s'empara de la main qui l'avait violenté, et en embrassa chaque doigt avec douceur. Il ne pourrait plus jamais la laisser partir, et pourtant il détestait l'ascendant qu'elle avait sur lui. Deux blocs de marbre se heurtant de cette manière ne pouvaient laisser derrière eux que de la poussière... Ils se réduiraient à néant s'ils ne trouvaient pas d'alternative.

Comment une danseuse pouvait-elle à ce point incarner le Chaos?

- Tu méprises donc tout le monde, Kissaszony? C'était de toi que tu parlais, quand tu m'insultais tout à l'heure?

Détrompes-toi, certaines personnes me sont simplement indifférentes. Mais je déteste la suffisance. Je ne peux tolérer que quelqu'un n'aille pas au bout de lui-même. Surtout lorsque le potentiel est immense.

Ses yeux gris semblaient plus sombres et brillaient d'une noirceur irisée.

Tu n'es pas un simple pianiste Andras, quand bien même tu serais extrêmement doué. Tu es d'une profondeur bien plus importante, ta musique est extrême et sauvage, et je t'aiderai à la révéler. Je cesserai de te mépriser lorsque tu seras enfin toi-même.

Une part d'elle espérait qu'il y arrive. Qu'enfin un homme soit assez courageux pour se montrer digne de ce qu'elle attendait. Si Andras se révélait comme les autres, elle n'aurait aucune pitié...

Il rugit et la souleva brusquement par le bras, la faisant décoller de quelques centimètres. Ses doigts s'enfoncèrent douloureusement dans la chair blanche.

- J'Y ARRIVAIS!

Il la jeta à nouveau au sol, hors de lui. Son regard n'était plus qu'un gouffre noir de furie.

- NE ME PARLE PAS DE MA MUSIQUE! J'ETAIS SUR LE POINT D'Y ARRIVER!

Il n'était plus que hurlements rauques, ses mains s'agitant autour de lui, muées en poings, en vautours, en requiem.

- JE N'AI PLUS DE PIANO, TU COMPRENDS CA? PLUS DE PIANO!

Comment osait-elle seulement lui parler de lui révéler sa musique, alors qu'il n'avait plus que des mains vides et inutiles? Elle était allée trop loin. Il était sur le point de s'accomplir, s'il n'y avait eu cette ridicule orgie nucléaire, ce summum de barbarie humaine qui avait mis fin à toutes ses tentatives, toutes ses partitions, toutes ses notes! Il aurait compris la musique qui l'habitait, mis en forme les harmoniques les plus sombres, couché sur le papier les adagios les plus ténébreux, si ces médiocres petits bureaucrates avaient cessé leur guerre absurde!

Sans piano, il naviguait désormais à la lisière de la folie, tentant tant bien que mal de prendre patience, de garder l'espoir de retrouver un jour de quoi travailler à nouveau. Et voilà que cette fille arrivait, mielleuse, sûre d'elle, et prétendait connaître mieux que lui l'essence de ce qui l'avait fait vivre toutes ces années! Elle ne connaissait pas une seule de ses oeuvres! Elle n'avait pas idée de la somme des sacrifices qu'il avait accomplis!

Il empoigna ses affaires et se rhabilla sans cesser de lancer des chapelets d'imprécations hongroises menaçantes. Il avait eu tort. Elle ne valait rien.

Un rire amer et froid s'éleva de la gorge d'Isaure. Elle s'était relevée prestement, insensible à la douleur qui vrillait son bras. Tandis qu'Andras passait sa chemise, la danseuse lui administra une gifle monumentale. Ses yeux furibonds le toisaient tandis qu'elle lui répondait sur le même ton rageur :

Tu ne comprends rien Andras ! Il n'y a pas que ton piano !

Sa main se posa rudement sur sa poitrine, enfonçant ses ongles à l'emplacement du coeur.

Je te parles de ce qu'il y a là ! Ta musique intérieure ! Ce que tu es vraiment !

Ils devaient former un drôle de duo à se hurler mutuellement dessus, elle encore nue et sauvage, lui habillé et hystérique.

Tu es comme tous les autres. Tu es faible. Tu te caches derrière ton piano parce que sans lui tu n'es rien. Tu es misérable Andras...

Ses provocations n'avaient qu'un but : qu'il craque enfin et laissa sa violence latente éclatée. Une fois libéré, elle pourrait enfin l'admirer.

La gifle fit le trajet retour vers la joue d'Isaure, avec une violence qui l'effraya. Jamais encore il n'avait frappé une femme. Qu'était-elle en train de faire de lui? Il la haïssait d'autant plus.

- La sonate t'allait bien. Pathétique. Tu sais que personne ne comprendra ta danse ici, alors tu essaies de décharger ta hargne sur moi. Mais moi, j'ai conscience de mon inutilité! Oui, je ne suis rien sans mon piano! Et je n'essaie pas de me le cacher!

Il se redressa de toute sa hauteur.

- Tu finiras dans un bar minable, à lever tes jupes pour amuser les alcooliques, au mieux. Au pire, tu ne seras rien de plus qu'une jolie pute.

Un sourire narquois se peignit sur ses lèvres. Sa joue avait prit une teinte rouge vive dans laquelle on pouvait distinguer l'empreinte des doigts d'Andras.

Je le suis déjà. A m'être offerte à une vermine comme toi.

Elle arracha un pan de l'entrée de la tente et s'engouffra dehors. La pluie ruisselait sur son corps, plaquant ses cheveux contre son dos et son front. Elle avait toujours aimé l'orage, irascible et inmaitrisable comme elle.

Ses larmes se mêlaient aux gouttes qui constellaient son visage. Elle ne retournerait pas vers le pianiste. Elle ne retournerait pas vers un homme trop semblable à elle. Ses pieds la portaient difficilement dans le sable trempé.

Il avait eu raison. Mieux valait la mort que de se vendre encore...

Sa sortie impétueuse n'était qu'un autre de ses petits calculs théâtraux, et Andras éclata d'un rire nerveux. Une véritable comédienne, c'était certain! Elle se jetait sur lui comme une affamée, et venait se plaindre ensuite. Irrationnelle, violente, et folle. C'était un fameux parti qu'il avait été se dénicher là!

Toujours souriant, il entreprit de reboutonner méthodiquement sa chemise. Cette harpie avait imprimé ses marques partout sur son corps. Dieu merci, ses mains étaient intactes. Qu'est-ce qui lui était passé par la tête, enfin? La conquête avait été facile, mais il ne l'avait pas recherchée. Il aurait juste voulu qu'on lui foute la paix, et qu'il puisse écouter calmement l'orage en rêvant à des temps plus heureux. Elle était venue le bousculer dans sa routine monotone, le renverser sur ses bases, et il faudrait maintenant qu'il courre derrière elle! Hors de question!

Elle serait trempée. Elle pouvait attraper n'importe quelle maladie. Ses articulations se gripperaient, et elle ne danserait plus. Il n'y avait aucun abri en vue.

Ce n'était pas une manière de traiter une femme. Même la plus venimeuse des succubes. Il soupira. Sa rage était retombée. Il enfila une veste plus épaisse, et sortit à sa suite.

- Rentre. Je resterai à l'extérieur. Ton corps a plus de valeur que le mien.

Elle avait froid et était épuisée, plus moralement que physiquement. Andras la renvoyait à un passé qu'elle tentait d'occulter depuis sa fuite, mais elle n'était qu'une femme, fragile et à fleur de peau.

Non. Tu as raison. Je ne suis qu'une pute. Et mon corps n'a plus qu'une valeur monétaire. Je ne remonterai jamais sur une scène. Je ne ferai plus partie d'aucune troupe.

Ses épaules s'étaient légèrement affaissées.

J'ai commencé à me vendre il y a quelques années. Pour négocier des contrats, pour nous permettre de continuer à danser. Maintenant, il n'y a plus de producteur, plus de salle, seulement une survie à assurer. Personne ne s'intéressera à mes talents. On me jettera peut-être simplement un peu de nourriture une fois que j'aurai écarté les cuisses... Je n'aurai jamais assez de forces pour l'accepter très longtemps...

Il ôta sa veste, et la déposa sur les épaules de la jeune femme.

- Rentre. Tu as bien trop de talent pour ne devenir qu'une pute. Le plus rustre des hommes de ce monde s'en rendra compte rien qu'en te voyant. Cela crève les yeux.

Encore cette vague de tendresse qui le dépassait. Elle se foutait de lui, ce n'était qu'un acte de plus dans la pièce qu'elle lui jouait, mais il rentrait dans son jeu tête baissée. Ce n'était qu'un idiot.

- Tu retrouveras ta place dans ce monde.

Elle en avait la possibilité, et il avait foi en elle. Lui, il finirait sans doute par crever au milieu de nulle part; mais elle avait le pouvoir de se sauver.

- Dès que tu seras en sécurité, nous nous séparerons. Sinon tu vas me rendre fou. Tant pis pour Beethoven.

La danseuse se retourna et se blottit contre lui. Avait-il remarqué ses yeux rougis ? Elle n'était plus qu'une jeune femme prête à se briser entre ses doigts.

Alors tu me jetteras, comme les autres ?

Elle était un paradoxe complet. A la fois violente et tendre, forte et fragile. Elle le repoussait mais n'était pas capable de se détacher de lui. Et cela ne faisait qu'une journée qu'ils s'étaient rencontrés...

Qu'adviendrait-il d'eux au bout d'une semaine ?

- C'est toi qui me repousses à chaque fois, Kissaszony.

Il la serra dans ses bras, déposa un baiser sur ses cheveux trempés par la pluie. Son étreinte se voulait apaisante, mais il se sentait maladroit. Impossible de la réconforter sans la comprendre. Impossible de la comprendre si ses réactions se contredisaient. Cette femme était un véritable mystère.

Il avait retrouvé sa voix habituelle, souffle rauque venu de l'est, paisible et mesuré.

- Regarde-nous. Regarde ce que je t'ai fait. Si nous continuons à ce rythme, nous allons nous détruire. Tu me méprises. Pourquoi voudrais-tu rester?

Je ne méprise que ceux que j'estime. Et puis.... Tu l'as dit. Tu es le seul à pouvoir pleinement apprécier ma danse. J'ai besoin de toi.

Ils étaient tous les deux trempés jusqu'à l'os et Isaure tremblait légèrement.

Rentres avec moi. Je n'ai pas la patience d'une infirmière.

Elle se détacha de lui et porta son regard grisé et tourmenté sur Andras. Un sourire charmeur se dessina sur ses lèvres, elle reprenait enfin pieds.

Il n'avait plus envie de se battre avec ce démon, juste de se retrouver seul face à lui-même, dans le confort paisible et habituel de ses fantasmes musicaux.

Il la suivit, pourtant, comme on poursuit un rêve.

Il n'y avait rien de sentimental entre eux. Il s'agissait d'un besoin physique impérieux, insupportable. Andras sentait qu'elle était une part sombre de lui, apte à révéler ses ténèbres les plus reculées, et cela l'effrayait. Il aurait voulu laisser dormir tout cela jusqu'à la fin des temps.

Mais elle détenait le secret de la musique originelle.

Il referma l'entrée de toile de la tente avec précaution, et ôta sa chemise trempée. Il y avait une serviette quelque part dans son sac. Tout en fourrageant, il reprit à voix haute le cheminement de ses pensées.

- Je ne veux pas de ce jeu-là. Soit on aime, soit on méprise. Tu ne me feras pas danser pour toi, Kissaszony.

Il extirpa enfin la serviette rêche couleur sable, et y enfouit la tête pour se sécher les cheveux. Ses gestes étaient énergiques et précis, comme toujours.

Isaure s'était enroulée dans sa couverture, après avoir séché tant bien que mal sa crinière noire. Des boucles se formaient, ce qui avaient le don d'agacer la jeune femme qui les peignait sans ménagement...

Je ne t'aime pas Andras. Il ne nous reste donc qu'une possibilité.

Féline, elle s'étira longuement, avant de s'allonger sans aucune gêne à côté du pianiste.

Bonne nuit Monsieur Lukacs. Ne pars pas sans moi demain matin, je risquerai de t'en vouloir...

Elle lui adressa un clin d'oeil avant de refermer ses longs cils sur ses yeux gris...