Le prélude

Il l'attrapa à nouveau d'un geste vif et précis, et l'immobilisa face à lui. Leurs visages étaient bien trop proches. Le fracas d'un éclair illumina brièvement la tente d'un éclat fantômatique. Andras ne quittait pas les yeux de la jeune femme.

- Tu es très belle.

Sa main vint caresser la lèvre inférieure d'Isaure, avant d'étaler son rouge à lèvres d'un geste plus appuyé.

- Pas à cause de ça.

Son index soulignait à présent sa paupière. Il ramena sa main souillée de maquillage devant lui, tourna le pouce contre l'index pour l'en débarrasser.

- Ni de ça.

Il voyait à nouveau la fleur sauvage derrière l'oiseau trop criard, et ce spectacle le fascinait. Lentement, il osa déposer ses lèvres sur les siennes. C'était à peine un frôlement.

Il la libéra totalement, et se détacha d'elle avec douceur.

- Et tu n'es pas insupportable. Tu es déroutante.

Isaure avait plissé les yeux, cherchant à savoir s'il se moquait d'elle ou non, tout en essuyant son rouge à lèvres d'un mouchoir en tissu qu'elle avait sorti de son sac.

Mettons nous d'accord Andras. Je n'ai aucune envie de jouer à la catin ce soir, parce que nous devrons surement faire route ensemble encore un bon moment.

Elle s'était rapprochée de lui, collant ses lèvres presque sur son oreille pour lui susurrer :

Je ne peux nier que tu m'attires. Ni que je me demande quel effet produirait tes mains sur mon corps. Ou quelle musique nous parviendrions à créer ensemble. Mais...

Son souffle chaud caressait le cou du jeune homme. Elle avait posé sa main de l'autre côté de la gorge d'Andras, pour l'attirer encore plus contre elle. Leurs joues se frôlaient tandis qu'elle parlait.

Je ne suis pas une putain. On ne m'abandonne pas au bord du lit...

Il était resté impassible en apparence, mais la manoeuvre l'avait étourdi. Il avait perdu pied durant quelques instants, enivré par son parfum. Seul le terme de "putain" avait enfin réussi à l'arracher à sa torpeur.

La vulgarité n'allait pas aux femmes.

- Alors rends-toi indispensable...

Sa voix rauque n'était qu'un souffle. Il voyait difficilement comment se sortir de cette situation inextricable. Elle l'appelait et le rejetait en même temps. C'était de la provocation. En temps normal, il détestait ça.

Mais les temps nouveaux étaient tout sauf normaux.

Il profita de la proximité qu'elle lui offrait pour poser ses lèvres asséchées au creux de son cou. La pression fut plus franche que sur ses lèvres, mais tout aussi délicate. Elle ne dura pas plus longtemps.

Elle avait fait glisser sa main le long de son cou, pour la laisser tomber doucement sur sa cuisse.

Je te suis déjà indispensable. Parce que je suis comme toi. Une artiste. Et que je suis la seule capable de faire revivre la musique pour le moment. Tu en as besoin pour vivre, comme j'ai besoin de danser.


Ses longs cils battaient doucement sur ses yeux gris. Elle lui faisait face et une profonde envie de l'embrasser la tenaillait. Mais elle ne craquerait pas. Elle ne se vendrait pas une nouvelle fois. S'il la désirait, à lui de prendre les devants à présent...

Isaure se mordillait doucement la lèvre inférieure, libérant en même temps ses longs cheveux...

Les coins de sa bouche se relevèrent légèrement. Elle avait raison. Son index vint caresser lentement les traits de son visage.

- C'est vrai, Kissaszony. C'est moi qui suis inutile. Un pianiste sans piano... Sauf si...

L'index recadrait une mèche tombée sur son front.

- Sauf si tu réalises que personne d'autre que moi n'entendra jamais la musique que tu danses. Bien sûr, tu pourras partir au premier petit musicien bon marché qui saura te tirer des notes d'une guitare ou d'un harmonica... Mais ce serait te brader.

Il effleura les longs cils, et descendit à nouveau le long de sa joue.

- Pour les autres, tu ne resteras qu'un bel oiseau exotique agréable à l'oeil...

Sa main vint se poser sous son menton, et il approcha son visage du sien, tout en lui murmurant.

- Mais moi, je te vois...

Il posa ses lèvres sur les siennes à nouveau, d'une pression plus franche et plus sensuelle. Il sentait ses sens s'affoler. Elle était dangereuse, cette Kissaszony... Très dangereuse.

Les cils papillonnèrent tandis qu'elle lui rendait son baiser. La pointe de sa langue avait passé la barrière des lèvres du jeune homme en une caresse sensuelle. Elle quitta la bouche d'Andras au bout de longues secondes...

J'espère que tu es aussi doué que tu le prétends. Je déteste les prétentieux. Et je suis extrêmement rancunière.

Du bout des doigts, elle desserra légèrement le lacet de son corsage, laissant sa poitrine prendre une forme plus naturelle et bien moins serrée. Puis elle releva sa jupe, découvrant ses longues jambes acérées.

Elles doivent bien faire la taille d'un clavier. Si tu me montrais...

Isaure mit quelques secondes. Mais dès u'elle reconnut le rythme et les notes, son sang ne fit qu'un tour. Avec fureur, elle porta sa main à la gorge d'Andras et ses ongles s'enfoncèrent légèrement dans sa peau. Elle lui cracha avec le plus profond mépris :

Ne recommences plus jamais ça. Ne crois pas que tu puisses m'abuser si facilement.

La pression de sa main augmenta avant qu'elle ne le relâche aussi vite qu'elle avait commis son geste. Ses yeux brillaient de colère.

Tu ignores ce dont je suis capable.

Les yeux d'Andras s'agrandirent de surprise. Elle était tout à fait étonnante. Il l'avait sous-estimée.

La flamme de la plus pure admiration brillait à présent dans son regard. Il ne lui tint même pas rigueur de sa bouffée de rage. Il l'avait bien mérité, après tout. Une main vint machinalement masser sa gorge sans qu'il se départisse de son sourire étonné.

- Très impressionnante. Comment as-tu fait pour la reconnaître? Même si tu l'as dansée, tu ne pouvais pas avoir les yeux rivés sur le clavier... Comment reconnais-tu les placements de doigts?

Il saisit l'une de ses mains et l'emprisonna entre les siennes.

- Je te dois des excuses.

Il s'approcha à nouveau, échauffé par cet affrontement constant qu'il semblait y avoir entre eux. Il posa une paume avide dans son dos, et l'autre sur sa taille. Ses doigts le démangeaient. Son visage était à nouveau trop près du sien.

Je sais jouer tous les morceaux sur lesquels j'ai dansé. Je ne suis pas experte, mais je me débrouille. J'ai toujours jugé nécessaire de connaitre les notes pour pouvoir les faire vivre. Alors ta sonate...

Elle ne se départissait pas de sa hargne. Elle aurait dû le gifler, lui faire ravaler sa fierté au plus profond de lui même.

Seulement, lorsqu'il posa ses mains sur elle, Isaure sentit fondre son irritation. Elle avait toujours été un torrent violent d'émotions, qu'elle ne canalisait que sur scène. Andras était loin d'en avoir finit...

La prochaine fois... Tu pourras pleurer tes mains.

Elle le défiait du regard, le repoussait dans ses limites. Il fallait toujours qu'elle sache jusqu'au un homme pouvait aller. Pour juger s'il était digne d'elle ou pas... Et envisager peut-être une suite.

Andras ne s'arrêta à aucun de ses avertissements. Il avait trouvé une partenaire de son envergure, quelqu'un capable de reconnaître une sonate d'une simple pression des doigts. Qu'elle se pare de tous les atours qu'elle voulait, qu'elle griffe et morde s'il fallait. Il l'admirait, à présent, et c'était ce dont il avait besoin pour la considérer comme un être à part. C'était une véritable artiste.

- Je les pleure déjà, Isaure... Je ne cesse de les pleurer...

Il la renversa sur le sol, soudain affamé. Sa bouche descendit le long de son cou. Les lèvres chaudes pinçaient légèrement la peau au grain régulier en l'embrassant. L'une de ses mains alla découvrir à nouveau la cuisse de la jeune femme, en éprouvant la douceur satinée. L'autre dénuda une épaule troublante.

Il verrait bien si elle était capable de danser dans ses moindres faits et gestes.

Il se sentit inondé par une bouffée de tendresse qui le déstabilisa totalement. Comment avait-il pu vouloir la détruire quelques minutes auparavant, et ressentir cet inexplicable apaisement? Il ne se reconnaissait pas dans la manière dont il l'avait traitée. Elle lui avait fait perdre la raison. Il y avait un autre homme en lui dont il n'avait jamais soupçonné l'existence.

Il referma délicatement ses bras autour d'elle. Qu'est-ce qui avait bien pu lui arriver? Sa main vint caresser les cheveux de la jeune femme, et il lui embrassa le front. Impossible de s'en excuser; de toute manière, il n'en ressentait pas le besoin. Elle était absolument fascinante. Un démon camouflée en ange.

Sa respiration avait retrouvé un rythme normal. Sa voix n'était qu'un murmure rauque aux oreilles d'Isaure.

- Tu es une succube. Tu me perdras.

Isaure avait posé sa main sur le torse de son amant, caressant distraitement sa poitrine du bout des doigts. Elle lui répondit avec une pointe de malice dans la voix :

La danse n'a-t-elle pas toujours été étroitement liée au diable et à la sorcellerie ? Tu aurais dû te méfier bien plus tôt...

A l'extérieur, le ciel grondait toujours, impitoyable. La belle se lova un peu plus contre le pianiste.

Ne t'endors pas. Tu pourrais ne jamais te réveiller...

- Je ne dormirai pas.

Il gardait les yeux grands ouverts, perdu dans le cheminement erratique de ses pensées. Son étreinte s'était faite plus lâche, et sa main allait et venait dans le dos d'Isaure, lente caresse. L'orage au-dehors semblait faire écho à leur propre violence.

- Il y a quelque chose chez toi... que je n'avais jamais rencontré avant.

C'était un simple constat dépourvu de romantisme. Sa curiosité s'était éveillée. Il aurait voulu comprendre.