Le prélude

Moui...

La danseuse s'était à nouveau levée, arpentant le sable, incapable de tenir en place. Une ville. Vu celle qu'elle avait visitée, Isaure n'était guère pressée d'en revoir une autre. Elle avait toujours été nomade, sans cesse dans l'avion ou le bus pour sillonner le monde avec sa troupe. Alors se poser définitivement quelque part, la jeune femme ignorait si elle en était apte...

Ca signifierait que tu devrais me supporter... Crois moi, ce n'est pas facile.

Debout face à lui, elle se pencha et du bout de l'index, releva le menton d'Andras vers son visage. A la fois malicieuse et charmeuse, elle continua :

Penses-tu en être capable ?

Andras soutint son regard, une expression de parfaite neutralité sur le visage. Il ne rentrait jamais dans ce genre de petit jeu.

- Nous nous supporterons, ou nous nous séparerons.

Il se leva à son tour, la dominant de toute sa hauteur. Sa grande taille l'avait toujours comblé: il avait coutume de dire que cela lui permettait de s'éloigner des banalités terrestres. Il n'avait d'ailleurs que rarement croisé des personnes plus grandes que lui. Pourtant, 1m86 n'était pas une taille si impressionnante.

Il leva à son tour le menton d'Isaure vers lui.

- Je suis certainement plus insupportable que toi.

Le sourire avait refait son apparition au coin de ses lèvres.

Sur le moment, Isaure le trouva encore plus beau quand il souriait. Cela rajoutait au côté mystérieux du personnage, opposé à ce que son apparence reflétait d'elle : joviale et sociable.

Ne me tentes pas, je n'aime pas perdre...

Durant de brèves secondes, les yeux de la danseuse s'illuminèrent d'une pointe de défi mélangée à une profondeur qu'elle semblait cacher. Elle n'était ni charmeuse ni maligne, seulement troublante. Son côté vamp n'était peut-être qu'une illusion, finalement...

Il posa un index léger sur les lèvres de la jeune femme.

- On ne perd rien, s'il n'y a pas de jeu...

Il y avait une fleur sauvage sous cet oiseau multicolore. Andras pouvait presque le voir derrière les prunelles qui le fixaient avec obstination. Il ôta son doigt, laissa retomber lentement son bras le long de son corps, et se détourna d'elle.

- Je ne joue que sur un clavier.

Allons, je suis sûre que tes mains ont déjà touchées autre chose qu'un piano...

Elle n'ajouta rien et retourna s'assoir près du feu.

Je n'ai pas sommeil. Va dormir si tu veux. Je surveille les alentours.

Passant sa couverture autour de ses épaules, Isaure se cala contre une pierre, pendant que ses pieds, toujours nus, commençaient à s'agiter dans quelques pas connus d'elle seule...

Il garda le silence, les mains rivées sur les hanches, les yeux au ciel. Les nuages s'étaient amoncelés à l'horizon, et cela ne présageait rien de bon. Une seule tente... Il allait donc falloir se résoudre à passer la nuit sous la pluie.

Un lourd roulement de tonnerre lui fit corriger ses pensées. Il allait falloir qu'il passe la nuit sous l'orage, en fait. Cette perspective n'avait rien d'affriolant. Si encore il avait eu une bâche avec laquelle constituer un petit abri! Il secoua lentement la tête, l'air grave. Des choses aussi futiles que le temps prenaient à présent des proportions inimaginables. Rester sous la pluie, cela signifiait risquer d'attraper n'importe quelle maladie. Autant le dire tout de suite: cela équivalait à mettre sa vie en danger.

- Isaure... Il ne faudrait pas rester dehors.

Il désigna les nuages d'un geste de la tête.

- Cela ne va pas tarder. Je vais prendre le premier tour de garde. Tu me relaieras après.

Il l'observa, oiseau incongru perdu dans l'immensité aride. Il n'avait pas plus sommeil qu'elle. La nuit était autrefois sa complice, plus propice à l'inspiration. Elle l'angoissait un peu, à présent. Le monde se muait en ombres, gardiennes de mystères ancestraux, et les menaces rôdaient dans l'air sec. S'il était parvenu à étouffer cette frayeur, il aurait pu leur suggérer de s'abriter ensemble.

Mais son invisible nervosité et son excellente éducation l'empêchèrent de formuler une proposition semblable.

La jeune femme daigna lever les yeux au ciel. Rien de très plaisant ne s'annonçait effectivement. Avec lenteur, elle relaça donc ses bottines, arrangea ensuite ses cheveux pour enfin se lever.

Isaure se planta ensuite face à Andras, visiblement peu impressionnée par sa stature.

Il est hors de question que tu passes des heures sous l'orage. Je n'ai aucune envie de trainer un malade après.

La danseuse s'approcha de la tente d'un pas léger. Elle ouvrit les pans de tissu qui faisaient office d'entrée, les roula et se servit de deux pinces à cheveux pour les maintenir.

Au moins nous serons à l'abri...

Isaure rentra à son tour et s'installa comme elle le pouvait. La promiscuité de l'abri ne la dérangeait pas, et c'était même avec amusement qu'elle observait Andras tenter de se transformer en souris.

Fais comme chez toi hein, ne te gênes pas pour moi !

Elle lui lança un beau sourire avant de se mettre elle-même à l'aise. Elle posa ses chaussures sur son sac, rangé dans un coin minuscule de la tente. Sa grande jupe recouvrait ses jambes pliées contre elle, ne laissant apparaitre que ses pieds délicats.

La jeune femme porta son regard sur l'extérieur. La pluie commençait à tomber...

Je ne crois pas que quelqu'un s'aventurera par ce temps. Et si nous ne fermons pas, ta tente se transformera rapidement en piscine.

Elle n'attendit même pas son accord et joignant le geste à la parole, rabattit le tissu sur eux. Complétement fermée, la toile semblait encore plus petite. Tentant de détendre un peu Andras, Isaure lança joyeusement :

Au moins, nous ne mourrons pas de froid !

La situation ennuyait prodigieusement Andras. Comme tout solitaire qui se respecte, il avait toujours évité autant que possible la promiscuité. Le fait que sa compagne d'infortune soit ce joli oiseau dansant adoucissait un peu son inconfort, mais il n'en restait pas moins mal à l'aise.

Il étendit ses jambes autant que possible sans la frôler, et posa sagement ses mains l'une sur l'autre. Faire la conversation n'était pas son fort non plus. Il aurait préféré se laisser bercer par les percussions ténues de la pluie sur la toile.

Que voulait-il savoir d'elle, au juste? Il posa son regard calme sur cette jeune femme un peu trop charmante. Il s'éclaircit bruyamment la gorge.

- Tu as visité beaucoup de pays?

Oui, plutôt. C'est toujours étonnant de voir à quel point Paris fait rêver. Nous sommes restés plusieurs mois aux Etats-Unis et au Japon, mais ce que je préfèrais c'était l'Europe, la Vieille Europe.

Je n'ai jamais vu de villes et de paysages plus beaux que là-bas. La Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie, la Slovaquie... Nous ne nous produisions pas dans les salles les plus grandioses, le public n'était pas aussi avide qu'ailleurs, mais l'atmosphère y était tellement... Je ne sais pas. Mystérieuse. Profonde. Unique... C'est difficile à décrire.


La voix d'Isaure chantait presque pendant qu'elle évoquait ses souvenirs. Qu'il était doux ce temps empli de danses et de découvertes, mais déjà si lointain...

- Tu connais la Hongrie?

Etonnant qu'il en soit si surpris, à bien y réfléchir. Son pays avait toujours apprécié les arts. Il se pouvait même qu'elle le connaisse mieux qu'elle. Il n'avait pas souvent quitté Siofok, et était arrivé à Paris à l'âge de huit ans. La Hongrie, c'était les vacances au bord du lac Balaton... Et de trop vagues souvenirs.

- J'ai grandi en Hongrie... Siofok. Le lac Balaton. Ce n'est pas très connu, en Europe de l'Ouest.

Alors... Tu es hongrois. Je me demandais d'où te venait ton petit accent.

Qu'elle trouvait tout à fait charmant, mais Isaure se retint de le préciser...

Je suis allée plusieurs fois à Budapest et à Debrecen. Les autres villes, plus petites, je ne m'en souviens plus, nous y faisions la plupart du temps escales la nuit pendant nos quelques jours de repos. Mais le lac Balaton ! Lui je m'en souviens ! C'est juste... magnifique... je crois que c'est là bas que j'ai dansé sur le sable pour la première fois... J'imaginais avant que mes pieds ne pourraient supporter que le bois d'une scène ou d'un parquet...

Elle agita ses pieds au même moment, les regardant presque avec tendresse. Ils allaient dorénavant s'abîmer par les heures de marche, devenir caleux... Isaure soupira. Ce monde n'était vraiment pas fait pour les artistes...

Il lui adressa un large sourire, qui tranchait agréablement avec ses expressions modérées habituelles. Non seulement elle était danseuse, mais en plus elle connaissait le Balaton! Il allait finir par penser que leur rencontre n'était pas un hasard...

- Incroyable. C'est certainement le destin.

Il avait dû hausser la voix pour couvrir le vacarme de la pluie qui avait gonflé. L'orage ne tarderait sans doute plus. Un Allegro Barbaro de Bartok aurait magnifiquement convenu, mais ses mains se tenaient coites, fort heureusement. Il n'allait pas passer ses soirées à les empêcher de jouer sur un piano imaginaire. Peut-être que l'espace confiné expliquait leur sagesse... On ne pouvait pas imaginer caser un piano à queue, dans cette minuscule tente. C'était un soulagement bienvenu.

Peut-être. Je n'y crois pas vraiment.

Isaure commençait déjà à s'ennuyer. Son corps n'était pas habitué à rester immobile, et elle sentait les tiraillements de ses muscles alanguis. Il fallait qu'elle occupe son esprit, à défaut de son corps...

Et toi, tu as voyagé ?

Il secoua la tête. A part Siofok et Paris, il n'avait rien vu du monde.

- Moi, non. C'est ma musique qui voyage.

Il n'avait jamais pris le temps de faire du tourisme, amarré solidement à son piano et à ses rêves d'harmonie. Quel intérêt de voir le monde? Une note le transportait plus sûrement qu'un avion.

Il s'agita quelques instants, mal à l'aise. Que pouvait-on dire à une parfaite inconnue avec laquelle on se retrouvait obligé de partager un espace plus que restreint?

- Tu as une idée... pour passer le temps?

Voyons voir... Nous voilà bien embêtés cloitrés ici...

Une idée, il en avait de drôles lui. Si au moins il réagissait à son charme, elle aurait peut être pu lui proposer quelque activité plus physique...

C'est toi le créateur de nous deux. Je ne suis qu'une exécutrice...

Il retint un soupir. Ils avaient l'air fins, tous les deux. Deux artistes à la tête vide. Avait-il quelque chose qui pourrait les divertir? Son sac contenait le nécessaire de survie, et des partitions par centaines. Une bouteille de Tokay, qu'il ne se sentait pas prêt à ouvrir. Un minuscule jeu d'échecs en plastique, auquel il n'avait pas envie de jouer.

Il abandonna son inventaire mental, et laissa cette fois échapper son soupir en redressant son dos endolori. Il n'avait que des mots à sa disposition, et c'était un piètre orateur.

- Je ne suis pas doué pour la conversation. Tu as remarqué, hein? L'homme... Jack. Ce sera un meilleur compagnon que moi, pour toi. Il a dit qu'il allait nous rejoindre.

Il remua encore un instant avant de trouver une position plus ou moins confortable.

- Si j'avais un piano, je te ferais danser. Lui, il pourra t'amuser.

Il laissa soudain échapper un rire sans joie.

- Tu sais, les femmes... Je ne sais pas leur parler. Je ne sais pas ce qu'elles veulent. Avant, je jouais une sonate, et elles étaient heureuses, je crois. Ce n'était pas difficile d'en trouver une. Je crois que pianiste, c'est séduisant, non? Ca fait bien, pour une nuit. Mais pour plus, non... Je n'ai jamais essayé de les retenir. C'est comme...

Ses mains voguèrent quelques instants dans les airs, évoquant le mouvement apaisant d'une mer calme.

- Comme la nourriture, la boisson, le terrestre. Le corps en a besoin, mais l'âme n'a jamais trouvé. Juste de la consommation. C'est très moche, non? Mais toi, ce n'est pas pareil. Tu comprends la musique, et je n'ai rien à te jouer.

Ton âme n'a peut-être pas trouvée sa soeur, c'est tout.

Et je n'ai pas besoin qu'on m'amuse. Je suis pas une enfant. Je ne sais même pas de quoi j'ai besoin, hormis de quelqu'un qui me comprenne.

En attendant, nous avons la nuit devant nous...

Comprendrait-il l'allusion, Isaure n'en savait rien, mais Andras n'était surement pas si prude qu'il voulait bien le faire croire...

Tout cela commençait à peser lourd dans l'esprit d'Andras, qui se demanda s'il s'était simplement mal exprimé. Il passait de longues minutes à lui expliquer qu'il ne consommait que des femmes insignifiantes, et elle le gratifiait d'allusions peu discrètes. Décidément, il n'y comprendrait jamais rien. Peut-être était-elle bêtement comme toutes les autres.

- Je vais finir par croire que tu as une idée précise de ce que tu voudrais faire, Kissaszony.

Il risquait de la mépriser, après. Mais ce n'était qu'un homme, et il ne pouvait pas repousser indéfiniment ce genre d'appels. A elle d'en tirer les conséquences.

Et bien je vois surtout que nous sommes condamnés à partager cette minuscule tente cette nuit. Ce n'est pas que te regarder dans le blanc des yeux ne m'intéresse pas, mais cela risque vite de devenir ennuyant...

Isaure s'arrêta. Mais qu'était-elle en train de faire ? Elle ne connaissait pas cet homme et lui proposait presque déjà son corps. Comme une vulgaire prostituée. Comme une fille facile sans aucune considération pour ce qu'elle était. Avait-elle perdue sa fierté et son orgueil dans le désert ?

Laisse tomber. Tu pourrais me prendre pour ce que je ne suis pas.

Elle resserra ses jambes encore plus contre sa poitrine et posa un menton triste sur ses genoux. Incroyable comme elle avait pu se voiler la face durant toutes ces années finalement...

Il la dévisagea quelques secondes, arborant son habituel sourire en coin. Ses réactions étaient tout à fait déconcertantes.

- Tu ne peux pas souffler le chaud et le froid comme ça, Kissaszony. Je ne peux te prendre que pour ce que tu me montres. C'est ta décision.

Il prendrait ce qu'elle désirait offrir, si c'était là son choix. Il y perdrait sans doute une compagnie agréable, mais tant pis. Si elle désirait n'être qu'une femme de plus, cela la regardait.

Le regard d'Isaure flamba quelques instants.

Tu te crois vraiment supérieur aux autres Andras ? Ton génie musical te permet-il de me juger ? Tu n'es rien ici, comme moi.

Parce que je vois très bien ce que tu insinues. Tu me regardes comme tu devais surement regarder toutes ses pseudos groupies que tu as croisé. Ces femmes que tu prenais pour mieux les jeter au petit matin. Sauf que je ne suis ni en adoration devant toi ni subjuguée par ta musique.

Elle était maintenant à genoux face à lui et lui attrapa le menton entre ses doigts, sans aucune tendresse. Ses lèvres se plaquèrent contre celles du musicien, et ce ne fut qu'à ce moment là que la jeune femme s'adoucit un peu et relâcha son étau...

Comment pouvait-on un jour espérer comprendre les femmes si elles avaient de telles réactions? Elle l'insultait d'une part, et l'embrassait de l'autre. Personne ne l'avait jamais traité avec un tel mépris, et le jour où cela changerait n'était pas encore arrivé.

Il la saisit fermement par les bras et la força à reculer, plongeant ses yeux noirs dans les siens. Sa voix était bien plus menaçante que l'orage qui faisait rage à l'extérieur.

- Je ne te jugeais pas, avant que tu me parles sur ce ton. Je ne te suis peut-être pas supérieur, mais moi, je sais me tenir.

Il la lâcha, essuya sa bouche d'un revers de la main. Quelle était cette femme? Quel était son problème? Manquait-elle à ce point de respect pour elle-même, en se jetant sur lui de cette manière?

- Tu es très belle, Isaure, mais tu le sais peut-être trop.

La danseuse laissa échapper un rire amer.

Je ne suis pas belle. Je sais simplement me pourvoir d'atours et me maquiller pour donner l'illusion que je suis belle. C'est bien là le secret des femmes.

Maintenant, puisque je ne sais pas me tenir et que ma présence va commencer à t'être insupportable, je te laisse.

Elle avait attrapé ses bottines pour se chausser, tandis que l'orage redoublait à l'extérieur..