Jack the Ripper

Cherry était bien emmerdée avec ses bottes de papyrus. Elles ne tiendraient certainement pas dans sa tente, et elle n'avait aucune envie de les laisser bêtement devant chez elle, au risque d'endurer des rafales de questions. Après avoir médité sur la question durant plusieurs minutes, elle décida d'aller abandonner le tout au jardin médicinal de la ville. Après tout, c'était un tel bordel là-bas que personne ne remarquerait le changement.

Elle chargea péniblement les bottes sur son dos, et arriva à destination courbée en deux comme une petite vieille souffrant d'ostéoporose à un stade avancé. Epuisé, elle laissa tomber sa charge, et se redressa en gémissant, faisant craquer quelques lombaires malmenées. Elle chassa du dos de la main les gouttes de transpiration qui s'étaient accumulées sur son front. Ce n'est qu'alors qu'elle aperçut Felim.

- Puisque je ne crois pas au destin, j'en conclus que tu me suis comme un psychopathe?

Le jeune homme se releva pour aller l'embrasser. Ses mains étaient couvertes de légères coupures et le bandage de son poignet avait pris une légère teinte rougeâtre...

Extra-terrestre, psychopathe, à quoi vais-je avoir le droit la prochaine fois ? Serais-je un jour seulement normal ?

- Si tu étais normal, tu n'aurais jamais posé les yeux sur moi!

Elle saisit ses mains au vol, et les contempla d'un air critique.

- L'une de tes maîtresses est armée d'un cutter? Tu devrais arrêter le masochisme...

Figures toi je me suis fait ça tout seul comme un grand ! Mais ce n'est pas grand chose, juste quelques égratignures !

Il l'entraina hors du jardin, comme s'il lui cachait quelque chose, séchant ses mains dans un linge propre avant de demander sur un ton badin :

Alors, qu'as-tu fait cette après-midi ? J'espère au moins t'avoir un peu manqué !

Elle garda les sourcils froncés durant quelques secondes. L'impression qu'il lui cachait quelque chose la tiraillait, mais elle n'était pas sûre de vouloir savoir ce dont il s'agissait. Elle décida en fin de compte qu'ils avaient tous les deux droit à leurs secrets. Elle n'avait pas tout dit non plus, après tout... Loin de là.

Elle reprit donc une expression parfaitement neutre, numéro d'actrice qu'elle avait rodé depuis bien longtemps.

- Hum, pas si sûre. J'ai eu une de mes idées à la con, en fait. Je me disais... En-dehors de la salle populaire, ça manque un peu d'animation ici, non? Je me demandais si une espèce de bar, ou de taverne, ça ne mettrait pas plus d'ambiance. Mais premièrement, je ne sais pas si c'est un concept communiste envisageable, et deuxièmement on n'a pas un rayon de boissons très étendu.

Et troisièmement, je crains de siffler plus d'alcool que les clients...

Tu as décidément une âme de commerçante ! Avec toi derrière un bar, je suis sûr que les clients afflueraient et que je devrai me battre pour pouvoir t'approcher ! Et je n'ai guère envie de récupérer une deuxième cicatrice au visage !

Inconsciemment peut-être, Felim porta la main à la balafre qui lui courait du front à la joue. Drôle de souvenir et tellement vieux...

Par contre, il y a des lunes de ça, avant même mon arrivée ici, on avait parlé d'organiser une petite fête et rien n'a toujours été fait. Si tu veux, tu pourrais peut-être t'en occuper ?

Elle réfléchit à cette idée, la tête légèrement penchée sur le côté, une main pianotant sur sa gorge.

- Ca se pourrait. Mais pour ça, il va falloir que je me renseigne pour plusieurs choses... A commencer par le type d'apéricubes qu'on va servir, et les réserves de boissons. Je suis pas sûre de vous faire des lampions chinois, en revanche. Ah, et il faut trouver une raison à la fête, histoire que ça tienne la route quand même. On pourrait faire ça en plein air, il fait si beau...

Son regard se fixa à nouveau sur lui.

- Si tu as des idées, c'est le moment.

Felim tenta de se remémorer quand cette histoire de fête avait commencé et pourquoi... Il devait s'agir d'Erika et des retrouvailles entre irlandais...

Et bien... Comme on dit : "après l'effort, le réconfort" ! Je ne pense qu'il faille une raison, hormis celle de se détendre, de passer un bon moment et de nous connaitre tous un peu mieux ! Rien de tel pour intégrer les nouveaux et faire sortir les anciens de leur monotonie, tu ne crois pas ?

Quant aux boissons...

Son idée était-elle vraiment réalisable ? Se souviendrait-il de la recette ?

Avec les baies qu'il y a dans la forêt et les quelques fruits, je pense que nous pourrions faire du jus de fruits et de l'alcool artisanaux. En Irlande, on fabriquait du poitín, ça arrachait mais ça nous réchauffait bien !

- Va pour ton truc. L'idéal, ce serait d'avoir au moins un peu de choix, pour changer de l'eau. Si tu es capable de me faire de l'alcool, je pourrai en conclure que tu as vraiment tous les talents...

Mis à part celui qu'elle ne pouvait pas évaluer pour le moment... Mais il était inutile d'en rajouter.

- Bon... Je retourne m'enfermer dans ma tente. Tu as terminé, ou bien il te faut encore un moment?

Je n'ai pas encore tout fini, je te retrouve plus tard, d'accord ?

Il lui sourit, l'embrassa au coin des lèvres et s'éloigna. Il lui cachait vraiment quelque chose, c'était sûr...

Les heures passèrent, longues et monotones, jusqu'à ce que Cherry entendit le puissant coassement de Maorga devant sa tente. Accroché à la patte du corbeau, un simple papier, sur lequel elle pourrait lire :

"Au coucher du soleil, quand les étoiles commencent à briller, sous les grands arbres près de l'étang."

J'ai eu peur que tu ne viennes pas.

La voix tant connue sembla venir de nulle part. Mais Felim finit par se montrer, sortant de derrière un arbre au tronc énorme.

L'irlandais portait simplement son pantalon noir impeccable et sa chemise blanche, repliée avec soin jusqu'aux coudes. Il portait au bras un gros panier, recouvert d'un fin tissu, qu'il vint déposer près de Cherry.

Agenouillé, il commença à sortir les victuailles : des morceaux de viande à griller, un poisson frais qui sortait d'on ne sait où, des fruits, des baies, un paquet de bonbons qui avait traversé les âges et une bouteille de rhum.

Levant enfin la tête vers Cherry, il lui dit avec un sourire :

J'espère que tu as faim !

Du rhum! Un chant céleste sembla soudain surgir de nulle part dans l'esprit de Cherry. Du rhum, c'était exactement ce qu'il lui fallait pour s'accorder une trêve dans les événements qui la secouaient depuis la veille. Du rhum, pour faire une pause et se détendre. Du rhum, et rien d'autre!

Ses yeux brillaient de convoitise, mais elle réussit cependant à donner le change, et sourit poliment. Comme une jeune fille bien élevée, elle s'assit sagement, les jambes repliées sous elle, et posa le bouquet de fleurs à ses côtés.

- Soit tu as de terribles instincts pyromanes, soit il s'agit d'un vrai rendez-vous... J'aurais peut-être dû mettre ma robe de soirée.

Felim avait remarqué le regard qu'elle avait posé sur la bouteille. Il était en concurrence avec du rhum, cela promettait...

Tu es très belle comme ça. Comme d'habitude.

Une infime part de lui était déçue. Pas un remerciement, ni même une remarque sur le travail qu'il avait fourni pour réunir tout cela, et encore moins un baiser. Etait-elle déjà blasée ? Etait-il ridicule à être romantique ? Son esprit s'affola, et il dût prendre sur lui pour ne rien lui montrer. Si seulement il avait pris une dose avant...

Par quoi veux-tu commencer ? Un apéritif peut-être ?

Il lui avait semblé distinguer une note d'ironie dans sa question. Paranoïa ou pas, cela permit de s'arracher quelques instants à la fascination qu'exerçait l'alcool sur elle, et le regard qu'elle lui portait se fit plus présent. Elle ne l'avait même pas encore effleuré. Pourtant, il avait dû se donner bien du mal pour organiser tout ça... Un vrai rendez-vous de série B, romantique à souhaits. Il allait lui sortir la bague et la demander en mariage, un genou à terre.

Il fallait cependant bien admettre que cela la touchait plus qu'elle ne l'aurait voulu. Elle observa le décor une nouvelle fois, plus détendue.

- Ca a dû te prendre un temps fou, Felim. Il ne fallait pas...

Elle était flattée, cependant, et cela transparaissait dans son attitude. Elle entortilla une mèche blonde autour de son index en lui souriant. Inutile de répondre à sa question provocante pour l'instant, il n'avait qu'à prendre la direction des opérations. Elle brûla soudain d'envie de vérifier quels boutons de son chemisier étaient ouverts. Le décolleté était-il assez calculé? Trop sage, peut-être? Impossible de le savoir tant qu'il ne la quittait pas des yeux...

Le jeune homme tendit la main pour lui caresser le menton, les yeux brillants et répondit simplement :

Pour toi, ni le temps ni les difficultés ne compteront.

Il se leva pour embrocher le poisson, qu'il agrémenta de baies avant de revenir leur servir deux verres de rhum. Il en offrit un à la jeune femme :

Slantche ! Prends garde, il est assez fort !

Elle eut un rire bref, provocateur. Vu ce que sa gorge et son foie avaient déjà vu passer, il n'y avait probablement que de l'huile de vidange qu'elle serait incapable de boire. Elle leva légèrement son verre à son intention, le renifla brièvement, et se l'envoya d'une traite, sans la moindre hésitation.

La chaleur familière lui fit un bien fou. Elle ferma les yeux d'aise, heureuse. Pourquoi courir derrière quelque chose, quand on avait de quoi boire? Elle reposa le verre vide sur la caisse, les yeux déjà plus brillants. L'inventeur du rhum était certainement au paradis, à l'heure qu'il était, en train de s'envoyer en l'air avec des nymphes phénoménales.

- Je ne m'attendais pas à en trouver un aussi bon dans un monde dévasté. Tu as une réserve secrète, c'est ça? Ou c'est encore un de tes avantages en nature de diplomate?

Felim n'avait même pas touché à son verre. La bouche légèrement entrouverte, il avait regardé Cherry vidé son verre d'un trait, abasourdi. Alcoolique. Elle était véritablement alcoolique. Et lui était toxicomane. Quel reproche pouvait-il bien lui faire ? Reprenant ses esprits, il bégaya :

Je... C'est... C'est Camall et Sly... Qui... Qui l'ont trouvé.

Il récupéra le poisson, enleva sa chemise pour ne pas la salir et s'occupa de le découper dans une assiette et lui en tendit un morceau.

J'espère que tu aimes ça ! C'est que j'ai pris des risques à le pêcher, tu n'imagines même pas, ah ah !

- C'est un bébé requin? Un piranha? Remarque, si tu n'avais pas pêché ce poisson au péril de ta vie, ça n'aurait eu aucun charme...

Elle le remercia d'un sourire en acceptant l'assiette. Avec toute la bonne éducation dont elle pouvait faire preuve, elle découpa un petit morceau de poisson, le piqua sur la pointe de sa fourchette, et le porta délicatement à ses lèvres. Cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas mangé de poisson. La chair en elle-même était un peu fade, mais Felim avait formidablement réussi l'assaisonnement.

- C'est délicieux, vraiment. Tu en deviens presque insupportable de perfection. Tu aurais pu au moins avoir la décence de cuisiner mal, histoire que j'aie quelque chose à te reprocher.

J'ai reçu une excellente éducation, j'ai vécu seul quelque temps pendant mes études et j'ai du apprendre à me débrouiller avec les moyens du bord quand j'étais en mission pour l'Oglaigh, ça aide tout cela !

Il pensa à sa mère. Elle serait sans doute très fière de lui. Et elle aimerait Cherry. Oh oui, ces deux là s'entendraient bien. Son père, lui, raconterait les bêtises qu'il faisait étant petit, et ses frères se lanceraient dans un concours imbécile pour la séduire à leur tour. Dieu, que sa famille lui manquait...

Il y a quelque chose que je ne sais pas faire.

Il la regarda, un sourire en coin, le regard étrangement brillant.

Je ne sais pas faire la roue.

- Magnifique! Voilà enfin un détail croustillant!

Elle dissimula une fois de plus son rire derrière sa main. Son attention commençait à se dissiper... Felim n'avait pas encore touché à son verre, et il ne semblait pas se décider à remplir le sien à nouveau. Elle était fermement décidée à ne pas céder, et à le laisser faire, mais un autre verre lui aurait fait un bien fou.

- La roue, c'est pourtant extrêmement utile au quotidien! Pense à toutes les choses qui se refuseront à toi dans le futur...

Elle reposa son assiette vide sur la caisse, et changea légèrement de position, glissant les jambes sur le côté. Le ciel était extraordinaire. L'absence de réverbères permettait maintenant d'en saisir toute la splendeur étoilée. S'il fallait chercher des avantages à la pluie de feu, il y avait déjà celui-là... Elle lui désigna une constellation, pétillante. Se souviendrait-il?

- Orion...

Le Chasseur, si beau et si violent. Je me souviens du jour où nous en avions parlé...
Tu m'avais paru totalement vide d'espoir, et emplit de haine et de vengeance. Je pensais que ce feu qui brûlait en toi finirait un jour par te consumer entièrement...

Et tu étais extraordinairement belle dans cette violence. Je crois que c'est la première fois où mon coeur à manquer un battement en t'écoutant et en t'admirant. Au fond de moi déjà, je souhaitais pouvoir réparer tes failles et te rendre ton si beau sourire.

Orion est-elle toujours ta constellation préférée ?

Elle hocha la tête, rose de plaisir. Il s'était souvenu.

- Tu m'avais parlé de Cassiopée... Tu ne pouvais pas faire un plus mauvais choix. Est-ce que tu savais qu'elle avait été obligée d'exposer sa fille à la colère des dieux, en punition pour ses péchés?

Un rire sans joie rompit le bref silence qui s'était installé.

- Je ne sais pas comment tu as fait. Tu ne pouvais pourtant pas savoir. Pourquoi Cassiopée, Felim? Elle a tous les défauts. Elle a tout perdu...