Jack the Ripper

Elle le prit tendrement dans ses bras, dégageant les quelques cheveux collaient à son front, caressant son visage. Ses tremblements l’inquiétaient. Elle avait envie de le bercer contre elle comme un enfant. Pourquoi ne s’endormait-il pas, tout bêtement ?

Elle attira sa tête sur sa poitrine, le serra un peu plus fort. Ca n’avait pas été bien, pour lui ? Qu’est-ce qu’elle avait mal fait ? Elle pensait pourtant lui avoir tout donné… Elle se mit à murmurer tout doucement, comme si elle n’était pas sûre de vouloir qu’il l’entende.

- Ne le dis à personne, Felim Clancy… Mais il se pourrait bien que je t’aime.

Il la regarda, un sourire sur le visage.

Ca sera notre secret alors.

Il l'embrassa dans le cou quand un énième tremblement l'agita un peu plus. Avec peine, il se rassit dans l'herbe et lui demanda d'une voix plaintive.

Je suis en manque. Tu peux... Regarder dans la poche de mon pantalon. Il y a un sachet de poudre.

Il avait terriblement honte. De lui demander de l'aide, de lui demander de lui donner sa drogue, qu'elle le voit s'enfiler sa ligne devant lui. Il était peut-être là le grand défaut de Felim Clancy : il était incapable de vivre sans la drogue.

Il attrapa le sachet avec un sourire de gratitude. Avec des gestes emplis d'habitude, Felim fit tomber la poudre sur le dos de sa main, et renifla d'un coup sec la drogue.

Il ferma les yeux quelques secondes. La cocaïne fit effet rapidement, emplissant son sang de cette substance dont il ne parvenait à se défaire.

Quand il rouvrit les yeux, des larmes les emplissaient. Cherry était là, devant lui, froide, alors qu'elle avait accepté de s'offrir à lui. Mais comment lui faire comprendre...

Je suis désolé. Mais... Le manque... Je ne peux pas lutter contre. Tu vois, je ne suis pas parfait, loin de là.

Un rire amer et teinté d'ironie mordante s'échappa de sa gorge, tandis que les larmes coulaient le long de ses joues...

Elle se mordit la lèvre inférieure sans le quitter du regard. Est-ce que cette émotion-là était vraie, ou dictée par la dose qu’il venait de s’enfiler ? Sortant de sa torpeur, elle se dirigea vers la caisse faisant office de table où trônait encore la bouteille de rhum. Dans un élan de bonne éducation, elle se servit un verre plutôt que de boire directement au goulot. La bouteille dans une main, le verre dans l’autre, elle revint s’asseoir à ses côtés.

Avec un sourire angélique, elle le leva à son attention.

- J’irai en enfer, avec toi.

D’un trait, elle le vida.

Et nous serons superbes, toi en Lilith et moi en Lucifer !

Il se rhabilla tant bien que mal, titubant légèrement, ne prenant même pas la peine de reboutonner sa chemise. L'effet de plénitude arrivait. Il se sentait bien, étrangement.

Nous aurons des trônes de feu et des sceptres d'éclair.

Il s'allongea dans l'herbe, sa tête posée contre la cuisse de Cherry. L'enfer... Il en rêverait presque...

Cherry ?

Parfois, la drogue ne produisait pas l'effet escompté, tout redescendait trop vite et les peurs revenaient. Et ce soir là, il devait apparemment tout gâcher. Gâcher ce moment qu'il lui avait préparé, gâcher leur premier rendez-vous, gâcher leurs premières étreintes. Tout ça parce qu'il était un pathétique toxicomane...

Tu attends quoi de moi ?

Je suis...

Les étoiles scintillaient drôlement cette nuit. Certaines bougeaient même, formant des dessins psychédéliques dont il ne reconnaissait pas les constellations...

Je ne suis qu'une pauvre merde. Un sale type qui ne sait vivre que s'il est drogué, qui ne sait masquer ses angoisses que sous de jolis mots. Je ne suis rien. Et je ne deviendrai rien. Je n'ai plus rien. Plus de famille, plus d'amis, plus de pays, plus de combat.

Je vais passer le reste de ma vie comme un moins que rien, à traîner mes pieds dans un désert désaffecté. Je finirai par crever d'une overdose. On me retrouvera raide, blanc comme du marbre, froid, avec du sang plein le nez et un filet de bave au coin de la bouche. Ce sera charmant. Felim Clancy le beau parleur mourra dans un coin en silence et personne ne le pleurera.

Un rire, semblant presque à un râle, monta dans les airs. La coke lui déliait la langue, exprimait ses pires cauchemars.

Fuis moi avant qu'il ne soit trop tard. Tu ne mérites pas ça. Tu ne mérites pas de te faner auprès d'un abruti comme moi. Je ne suis ni fort ni exceptionnel ni parfait. Je ne suis qu'un type paumé. Et je t'entraînerai dans ma perte si tu restes.

Il pleurait maintenant.

Bordel, qu'est ce que je t'aime quand même !

L’air de marbre qu’elle arborait il y avait encore quelques minutes avait disparu, et elle caressait le visage de Felim avec une tendresse presque maternelle. C’était bien sa veine : la première fois qu’elle voyait un mec s’enfiler de la poudre, il partait en bad. A croire qu’elle attirait les emmerdes.

- Tu seras très beau, tout raide et blanc, avec du sang plein le nez. Je suis certaine que le rouge te va à merveille.

Ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour plaisanter, mais les grandes scènes théâtrales l’avaient toujours un peu déstabilisée.

- De toute façon, tu ne m’auras pas comme ça. Quoi, tu te donnes un mal de chien pour me séduire, et en fin de compte tu n’es pas assez bien pour moi ? Fallait y penser plus tôt, mon petit père ! Le bureau des états d’âme est fermé, à cette heure-ci !

Elle tentait par tous les moyens de lui arracher un sourire.

- Je t’ai dit que je te suivrai en enfer, Felim Clancy… J’ai déjà acheté mon billet, et je ne compte pas demander le remboursement.

Tu ne regretteras pas le voyage.

Il ne se souvenait déjà plus toutes les inepties qu'il avait pu sortir. Ca lui reviendrait le lendemain, et il irait se cacher au fin fond du terrier de Givré pour masquer sa honte et fuir le regard apitoyé de Cherry...

La main de Cherry sur son visage l'apaisa un peu. Le grand huit. Des montées suivies d'interminables descentes. Son esprit tournoyait.

Je vais te faire une autre promesse. Plus jamais tu ne me verras dans cet état là. Plus jamais. Je prendrai soin de me faire une ligne avant de te retrouver.

Un sourire enfin. Difficile et pénible mais le bord de ses lèvres s'était soulevé...

- Elle est nulle, ta promesse. Tu projettes déjà de me cacher des choses, hein ?

Elle se fit plus sérieuse quelques instants, sans cesser les allers et venues de sa main sur son visage.

- Tant que ça fera partie de toi… Pas la peine de faire semblant. Je veux dire… Si tu commences à mettre des masques, toi aussi, on ira pas très loin. Je… J’veux pas avoir l’impression que… Je veux pas avoir l’impression de ne pas pouvoir t’atteindre.

C’était confus, et elle chercha comment formuler ce qu’elle ressentait avec d’autres mots. Curieux, cette façon qu’elle avait de ressentir une chose puis son contraire dans un laps de temps aussi court. Il y a quelques minutes, elle lui reprochait intérieurement sa faiblesse, et maintenant il ne voulait plus qu’il la lui cache. Elle avait failli fuir, mais en fin de compte…

- Je ne sais pas. Je ne veux pas avoir à me demander si tu joues un rôle. Si tu commences à te préparer pour me voir comme avant une entrée en scène… Ce sera trop laid, tu comprends ?

Oui. Je crois. Tu préfères me voir au fond du gouffre plutôt qu'en haut de l'échelle. C'est ton choix. Faudra assumer hein !

Il embrassa la paume de la main qui le caressait.

Tu accepterais d'oublier tout ce qui vient de se passer ? Et qu'on reprenne juste après ce merveilleux cadeau que tu m'as fait ?

Une question lui brûlait les lèvres. Avait-elle ressenti quelque chose ? Lui avait-il fait mal ? Mais il préféra se taire, craignant au fond de lui la réponse...

- Il faut me comprendre, les divertissements sont rares… Tu seras ma série B !

Elle fronça les sourcils quand il lui demanda de tout oublier. Il lui semblait pourtant que ce qui venait de se passer avait bien plus d’importance que le mélange erratique de deux épidermes échauffés. Mais bon, si c’était la scène du romantisme post-coïtal qui arrivait avec une bonne heure de retard, elle ne pourrait pas y couper.

- Donc traditionnellement, il faudrait que je reprenne à…

Elle joignit les mains, la bouche en cœur, prenant le plus parfait air d’idiote qu’elle connaisse.

- « Tu as été formidable, mon chéri ! »

Ca va, j'ai compris, t'embêtes pas. Soit je suis un bien piètre amant, soit je suis un piètre amant incapable de te donner un peu de bonheur. Hum...

Il était déçu. Pas pour sa fierté masculine, mais pour elle. Il avait échoué. Il y croyait pourtant, surestimant sans doute ses capacités, mais par amour, il pensait qu'il y arriverait...

Désolé. Vraiment.

Il lui prit une des mains et la serra entre les siennes, avec un petit sourire qui se voulait à la fois d'excuse et d'espoir...

- Hey, mais je plaisantais, détends-toi !

Quoi, son numéro d’actrice n’était pas assez convaincant ? Il l’avait percée à jour ? Elle se sentit sale à nouveau, mise à l’écart comme une handicapée moteur dans un 400m haies. Elle n’avait même plus envie de démentir. Elle se serait bien passée du regard de pitié qu’il lui adressait. A nouveau pleine de mépris pour elle-même, elle se raidit. Elle lui reprit sa main avec plus de violence qu’elle n’aurait voulu.

- Pas la peine de me sortir les violons ! Garde ça pour mon enterrement !

Raaaah ! Mais arrêtes de te braquer comme ça contre moi ! Ai-je l'air d'avoir pitié de toi ? Ai-je seulement l'air de savoir ce que c'est ?

Il en avait vu des regards implorants. On l'avait supplié. On s'était jeté face contre terre devant lui. Et jamais, jamais il n'avait cédé.

Ne confonds pas amour et compassion Cherry. Ca n'a rien à voir. Ce que je peux espérer pour toi, pour nous, c'est parce que je t'aime. Ne t’imagine surtout rien d'autre. Je t'aime et c'est tout. Il n'y a rien d'autre. Rien.

Il avait parlé durement. Trop peut-être, il n'en savait rien....

Elle le défia encore du regard durant de longues secondes. « Ce que je peux espérer pour nous », ben tiens donc… Ce qu’il pouvait espérer, c’est qu’elle se force à écarter les cuisses de temps en temps sans trop de difficultés. Le reste, comme tous les autres, il pouvait s’en cogner allègrement.

Elle haussa les épaules, et se détourna enfin.

- Laisse tomber. Sujet qui fâche. C’est mon problème, c’est tout.

Inutile de lui expliquer pourquoi, au juste, si c’était pour qu’il ressorte son regard apitoyé. De toute façon, elle n’en avait jamais parlé à personne, et ça ne changerait rien.

Parfait.

Il se releva, éteignit les dernières bougies, le feu et remballa tout soigneusement dans le panier qu'il avait emmené. Il bouillonnait. Elle ne lui faisait pas confiance. Pire, elle ne le croyait pas. Lui s'ouvrait à elle pendant qu'elle se fermait.

Quand il eut fini, il se retourna pour braquer sur elle un regard furibond.

Il va falloir que tu comprennes que tes problèmes sont les miens dorénavant. Que tu le veuilles ou non. Tu voulais l'enfer, le voilà. Je ne lâcherai rien.

- Oh, vraiment, mes problèmes sont les tiens ? Tu vas me sauver, c’est ça ? Alléger mes épaules de leur fardeau, me rendre le sourire, m’apprendre ce qu’est le bonheur que je ne connaissais pas avant toi ? Tu aurais dû mettre un slip au-dessus de ton pantalon, Felim.

Elle le narguait consciemment, les poings campés sur les hanches, le menton bien haut. Elle ne savait même plus exactement pourquoi elle était en colère, mais elle détestait perdre. Elle aurait mieux fait de fermer sa gueule plutôt que d’avoir un moment de faiblesse en lui laissant entendre qu’elle l’aimait. C’était vrai, d’accord, mais il n’avait pas besoin de le savoir. Elle aurait eu beaucoup plus d’emprise sur lui, sans ça.

- L’enfer, c’est moi, Felim Clancy. Tes tickets sont remboursables, si tu veux.

Il s'approcha d'elle jusqu'à la frôler. Plus grand qu'elle, il la toisait avec un regard brûlant.

Dis moi seulement ce que je t'ai fais pour mériter que tu me traites comme ça. Dis le moi tout de suite que je ne le fasse plus. C'est quoi hein ? Les fleurs, le petit déjeuner au lit, le dîner sous les étoiles ? Où me suis-je trompé ?

Je dois faire quoi pour te plaire ? Te maltraiter ? Te considérer comme une moins que rien ? T'ignorer ?

Dis moi Cherry !

Un soupir de soulagement. Elle avait frôlé la catastrophe, avec ses conneries. Elle enfouit sa tête contre son cou, blottie contre lui. Ca allait lui coûter cher de s’excuser, mais il allait bien falloir.

- Je… Je suis désolée.

Un autre soupir. Elle continua de parler, tout doucement, heureuse de ne pas avoir à le regarder, comme s’il s’agissait d’une offrande qu’elle lui devait.

- Dans la longue liste de ma vie pathétique… Après mon accouchement, il… Il ne voulait plus attendre. Et ça… ça m’a détraquée, en gros. Je sais pas si un homme peut comprendre la douleur que… Bon. Et l’idée de viol conjugal, c’est pas hyper reconnu, alors je me suis contenté de la fermer. Tu connais la suite. Ce que je veux dire, c’est que… C’est pas toi, tu vois ? T’as rien à voir là-dedans. Et on pourrait même t’avoir décerné un diplôme en la matière que ça n’y changerait rien. C’est moi. Mais moi ça me… Ca me rend dingue ! Enfin, voilà. C'est pas toi, toi t'es parfait... Enfin, presque parfait, vu que tu ne sais pas faire la roue!