Jack the Ripper

Il avait la gorge nouée, comme serrée dans un étau meurtrier. La haine qu'il éprouvait pour l'homme qui avait maltraité Cherry était déjà grande, mais elle ne faisait que se décupler. Il comprenait mieux maintenant. Cassiopée, Orion, ses craintes, sa méfiance.

Il la serra plus fort, comme s'il voulait la faire entrer en lui pour la protéger. Ses lèvres embrassèrent le dessus de son crâne...

Sweet Cherry, je ne sais pas quoi te dire. Ce monstre il... Je ne voulais pas te faire revivre tout ça. J'aurai dû comprendre et te laisser du temps.

Ses mains se posèrent sur ses joues pour l'obliger à le regarder.

On pourra pas effacer tout ça. Si je peux atténuer tes souffrances, je serai le plus heureux des hommes. Je n'ai pas la prétention de tout te faire oublier. Juste de t'aider à vivre avec, mais avec un regard enfin tourné vers l'avenir. Et sur nous deux.

Elle avait du mal à le regarder en face, détournait le regard sans même s’en rendre compte.

- Oui, bon, ne te mets pas martel en tête non plus, depuis j’ai déjà… Ca n’a pas été mon dernier amant, en gros. J’ai eu une joyeuse deuxième adolescence, quand il est parti. Tu ne me fais rien revivre du tout. Je ne fais qu’en parler, j’ai pas la 3D avec, heureusement. C’était juste pour te dire que si je réagis comme ça… Bon, sujet sensible, je te l’ai dit. Et ça n’a rien à voir avec toi.

Elle replongea dans son regard, une légère étincelle dans les yeux.

- Remarque, t’es pas totalement innocent non plus. C’est toi qui a été te dénicher une femme avec un gros tas de problèmes !

Il renonca à lutter et réussit à lui décocher un sourire.

Il faut croire que j'aime vraiment les difficultés.

Il se sentait épuisé. Pas vraiment physiquement, mais cette bataille constante avec Cherry assortie à l'avenir de la Ville Rouge et ses nouvelles fonctions avait raison de son moral.

M'accepterais-tu encore dans ta tente cette nuit ?

Elle se contenta d’acquiescer, avant d’aller cueillir un baiser sur ses lèvres. Si seulement elle était plus simple… Si elle pouvait parvenir à lui faire confiance…

- Je te promets d’être sage, cette fois. Pour de vrai ! Plus d’emmerdeuse !

Elle noua ses bras autour de son cou, un petit air contrit sur le visage.

La place à côté de lui était vide, et froide.

Cherry ?

Elle avait disparu. Son coeur s'affola. La journée commençait mal, décidemment...

Il sortit de la tente, pantalon déboutonné et chemise grande ouverte et parcourut du regard les alentours.

Cherry ?

Où pouvait-elle bien être ? Il avança de plusieurs mètres, cherchant la moindre trace de sa présence...

- Chuuut !

Cherry arriva à grands pas, jetant des regards contrariés autour d’elle. Bon sang, ils n’étaient déjà pas nombreux dans ce patelin, mais s’il hululait son nom comme un dément, la carte discrétion allait être définitivement compromise. Elle l’entraîna derrière lui jusqu’à l’intérieur de sa tente, et prit soin d’en refermer le pan derrière eux afin de se dissimuler aux curieux.

- Tu dormais… Je suis allée au puits, et j’allais faire un tour un mirador quand je t’ai entendu.

Elle porta enfin les yeux sur lui, et se fendit d’un large sourire attendri.

- Et depuis quand tu sors dans cette tenue, dis-moi ? Tu as une réputation à tenir, je te rappelle !

Elle entreprit de boutonner sa chemise. Il était adorable comme ça, à moitié éveillé…

Il bougonna :

Je m'inquiétais. Tu n'étais pas là. Alors je suis sorti...

Il aurait pu sortir en caleçon, ce n'était déjà pas si mal... Il se frotta les yeux, à la manière d'un enfant. Il avait du mal à s'extirper du sommeil, mais il faudrait bien aller travailler un peu...

- Eh bien désolée de contrarier tes instincts chevaleresques, mais je n’ai pas été enlevée par un dragon.

Elle dégagea son front des cheveux rebelles qui l’encombraient, et l’embrassa. Oui, il était vraiment adorable au réveil, comme un gamin boudeur qui n’aurait pas encore eu son chocolat chaud. Il avait beau penser ce qu’il voulait du café, en un instant pareil ça lui aurait fait un bien fou.

- Mais je suis certaine que tu auras l’occasion de faire des tas d’exploits extraordinaires aujourd’hui !

Moui. Surement.

Il s'étira, quelques os craquèrent. Une grimace se peignit sur son visage quelques secondes puis disparut comme elle était venue.

Je vais aller me préparer. Monsieur le diplomate a du boulot. Et j'ai comme l'impression que la journée va être longue.

Il l'embrassa avec tendresse...

- Je me fais peut-être des idées, mais j’ai l’impression que tu dis ça tous les matins ! Moi je vais aller ramasser des clous rouillés pour m’amuser. Et des bouts de planches pas trop moisies.

Après un clin d’œil, elle empoigna son sac à franges, et sortit. L’idée de ramasser des débris semblait bien plus lui plaire que d’arracher des plantes médicinales. Elle avait presque eu l’air pressée.

Cherry était absolument ravie. Elle avait découpé à peu près tous les débris qu’elle trouvait avec la scie à métaux que Givré lui avait prêtée, juste pour le plaisir. A la fin de la journée, elle était plutôt fière de sa récolte. D’accord, un œil non initié y aurait vu juste un amoncellement de détritus, mais il y avait quelques bonnes planches, des barres de fer pas trop rouillées, ainsi qu’une poignée de boulons et écrous qu’elle avait eu toutes les peines du monde à dévisser. En revanche, elle était dans un état lamentable. Sur son visage, la poussière le disputait à la rouille. Elle s’était écorchée les mains et les avant-bras de nombreuses fois.

C’est dans cet état qu’elle débusqua Felim.

- Besoin d’un coup de main ?

Tiens.

Il lui tendit un assemblage de lamelles de papyrus séchées, le tout formant une feuille épaisse et solide. Pourtant, aucune lueur de satisfaction n'illuminait son visage et ses yeux étaient étrangement éteints.

Ce n’est qu’alors qu’elle se rendit compte de l’air étrange de Felim. Elle prit la feuille et poussa des exclamations démesurées, avec un mauvais accent latino… ou peut-être russe. Un très mauvais accent, en tout cas !

- Mon dieu, coco, mais c’est de l’art, ça ! Tou es un artiste ! On va t’exposer dans les galeries dans le monde entier, oui ? Et tou deviendras riche, très riche ! Tou crouleras sous l’or et les filles nues ! Ca va sé vendre très, très cher ! Avant toi, il n’y avait rien, Picasso, c’était le pipi de chat, oui ? Toi, tou es différent !

Un sourire se dessina sur ses lèvres. Forcé certes, mais un sourire quand même.

J'en ferai d'autres, plus tard.

A côté de lui était posé une sorte de cercle de fer dans lequel de multiples fils de laine étaient tendus, agrémenté d'une plume. Felim posa sur l'objet un regard plein de mélancolie avant de souffler :

Erika est morte.

Elle arrêta aussitôt ses gesticulations. Une seule question se posait : mais qui diable était Erika ? Est-ce qu’elle la connaissait ? Impossible de s’en rappeler. En tout cas, il fallait prendre un air de circonstance, apparemment.

- Merde… Je suis désolée.

Mais bon dieu, qui était cette Erika ? Une ex ? De la famille ? Une légère éclaircie sembla apparaître dans son esprit. C’était pas une fille qui traînait avec les mangeurs de viande, ça ? C’était bien possible. Impossible d’en être sûre.

Elle déposa la feuille de papier, et se tint là, maladroite, incapable de savoir si elle le devait le prendre dans ses bras ou lui réciter un sermon à la con sur le paradis, ou la mort paisible, ou un dieu miséricordieux quelconque. De toute façon, elle n’y croyait pas pour deux sous. Elle préféra finalement s’approcher et lui poser une main douce sur la joue, le regard inquiet.

Elle avait complètement oublié qu’elle était dans un état lamentable, et se rendit compte aussitôt qu’elle lui avait laissé une belle marque poussiéreuse sur le visage, mais se retint de commenter l’événement.

Elle m'avait dit qu'elle partirait... Mais je ne pensais pas si tôt...

Il secoua la tête, cherchant en vain à chasser l'image de l'irlandaise. Et reprit le papyrus.

Hier j'ai coupé plein de lamelles. Tu te souviens, j'avais les mains en sang ! Je les ai laissé tremper dans l'eau et ce matin je les ai mis en couches avant de les mettre à sécher au soleil. Et voilà. Du papier pour toi !

- C’était ça ?

Son soulagement était visible. Elle avait eu le temps d’imaginer des tonnes d’horreur pour expliquer ses cachotteries, depuis la veille. Il n’avait fait que couper du papyrus pour lui fabriquer du papier ! Une fois de plus, elle avait l’occasion de se reprocher sa méfiance excessive. Elle se serait épargné bien des pensées noires si elle avait simplement fait confiance à l’irlandais.

Elle lui saisit les mains et les contempla.

- Tes pauvres mains… Tu aurais dû m’attendre. Tu n’avais pas besoin de faire ça…

Elle était flattée, cependant, et cela se lisait dans le sourire radieux qu’elle lui décocha.

Ce n'est pas très grave.

Il regarda ses mains pleine de coupures et haussa les épaules.

Je voulais te faire une surprise ! Je t'en ferai d'autres et tu pourras écrire tes contes. Monter une bibliothèque peut-être aussi ! Ca serait une belle initiative je crois...

- Ecrire ? Moi ? Mais je… Je ne vois pas ce que je pourrais écrire d’intéressant, je ne me souviens que vaguement des histoires que je racontais à…

Elle se reprit brusquement, comme si elle avait failli dévoiler un secret.

- …à ma fille. Il y a certainement des gens qui racontent beaucoup mieux que moi. Toi, par exemple ! Je suis sûre que tu tournerais ça mieux que moi.

Cherry garda le silence quelques secondes, toute son attention fixée sur la feuille de papier. Ses grands yeux étaient devenus presque graves.

- Tu crois… Qu’il y aura encore des enfants à qui raconter des histoires ?

Des enfants... Erika s'était cru enceinte et il s'était prit à rêver...

Je l'espère. Regardes, il y a déjà le petit Tong. Et il y en aura à naître, c'est certain ! Sinon, nous sommes tous condamnés...

On pourrait en inventer des histoires... Tu trouverais les idées et je les écrirai ! Tu seras ma muse !

Il avait perdu un peu de la tristesse qu'il avait dans le regard. Cherry, sa muse. Elle allait encore sûrement protester !