Le chant de la pluie

Andras avait beau essayer d'être discret, l'étroitesse de la tente rendait chaque mouvement ou chaque bruit plus important qu'il n'aurait dû l'être. Dans un gémissement sourd, Isaure s'éveilla doucement.

Ses traits étaient étonnement sereins, bien loin de la rage qu'elle avait affichée la veille, et un sourire très aérien se peignait sur ses lèvres. Elle ouvrit les yeux lentement et posa un regard presque apaisé sur Andras.

Bonjour...

Sa voix était délicate, quasiment vaporeuse. Comment était-il possible qu'elle soit si différente de la nuit passée ?

- Bonjour, Isaure.

La sienne était dépourvue de toute émotion. Il était même difficile de croire qu'ils aient pu faire l'amour la veille... Si ce qu'ils avaient fait pouvait toutefois s'appeler "faire l'amour". Il remit le col de sa chemise en place d'un geste sec, et enfila sa veste.

- Je vais voir s'il y a du neuf dehors. Jack devrait arriver.

Jack ? Ah... Oui.

La danseuse semblait avoir complètement oublié l'arrivée de leur nouveau compagnon d'infortune. Elle soupira inconsciemment avant de demander à Andras :

Ai-je fait quelque chose de mal ?

Elle tenait sa couverture d'une main, dissimulant bien mal sa poitrine. Elle avait un air d'ingénue, de femme fatale sous-jacente et involontaire...

Il se tourna lentement vers elle.

- Rien de plus pour l'instant. Je suppose que ça ne tardera pas.

A chaque jour ses surprises, après tout. Il la contempla sans ciller, presque calculateur. Ce serait peut-être moins difficile que prévu de lui échapper.

Il s'attaquait maintenant à l'ouverture de la tente, et reçut au visage une bouffée d'air saturé d'humidité. Tout était détrempé et vide. Une vision véritablement déprimante.

Isaure se contenta de hausser les épaules et de lâcher :

Je dois aller danser.

La jeune femme fouilla dans son sac quelques secondes avant d'en ressortir un short très court et un débardeur on ne peut plus moulant. Elle chaussa ses bottines à hauts talons et sortit de la tente sans un mot.

La pluie fut comme une caresse sur son visage. Elle gardait encore une vague trace de la gifle administrée par Andras mais ne semblait pas y porter un quelconque intérêt. Le sol s'était durci, et c'était là tout ce qui l'intéressait.

Elle claqua un talon dans le sol et porta ses mains au-dessus de sa tête. Elle frappa deux fois avant d'entamer son flamenco. Ses longues jambes s'étaient faites lames sur le sable et y laissaient de légers sillons...

La voix cristalline d'Isaure se fit entendre. L'air était triste et sensuel, comme sa danse. Sa langue claquait en même temps que ses talons, et le chant se fit de plus en plus puissant.

No estamos locos
que sabemos lo que queremos,
vive la vida igual que si fuera un sueño,
pero que nunca termina
que se pierde con el tiempo y buscaré.
Me gusta vivir la vida
y a nadie dar explicaciones.
Soy bohemio y soñador
pregonando mis canciones.
La noche a mí me seduce
y embruja mi fantasía,
y es que la noche me inspira
y es mi adorada enemiga.
No estamos locos
que sabemos lo que queremos,
vive la vida igual que si fuera un sueño,
pero que nunca termina
que se pierde con el tiempo y buscaré,
oye pero buscaré.

Elle tournait, virevoltait, volait sur le sable. La pluie créait sur son corps des perles brillantes où se reflétaient les pâles rayons du soleil...

Il l'observa sans un mot. Elle était absolument splendide, à n'en pas douter. La musique devait l'appeler avec une force inouïe pour qu'elle aille ainsi danser sous la pluie, en dépit de sa santé. Si seulement elle n'était pas si dangereuse...

Il se remua enfin, alluma le réchaud et mit de l'eau à chauffer. Il y avait deux trésors qu'il ne lui avait pas encore présenté, mais d'abord... Il extirpa de son sac une petite couverture en polaire. C'était une demi-couverture, pour être exacte. Elle aurait pris trop de place dans son sac, entière, et ses partitions avaient exigé ce sacrifice. C'était en tout cas bien suffisant pour se couvrir les épaules, et malgré sa faible épaisseur, son réconfort n'était pas négligeable.

Il la déposa avec douceur sur les épaules d'Isaure.

- J'ai du thé, ou un sachet de soupe en poudre. Tomates. Ca va te réchauffer. Qu'est-ce que tu préfères?

Elle le regarda avec des yeux ébahis, un peu méfiante. Se moquait-il d'elle ? Tentait-il de l'amadouer pour mieux la blesser après ? Mais elle devait reconnaitre que la chaleur de la couverture était des plus agréables.

Du thé. Je veux bien du thé.

Ses yeux gris le dévisagèrent avec avidité. Elle distinguait sur son cou les traces de morsures, et s'en mordit la lèvre, dans un mélange de regret et de plaisir.

Cet homme-là l'intriguait, et lui plaisait d'une certaine manière. Elle sentait qu'elle devrait l'aider, d'une manière ou d'une autre, à se révéler pleinement. Et ce jour-là enfin elle pourrait l'aimer...

Il obtempéra, et sortit un sachet de thé au citron de la poche de son sac. Il n'avait pas de sucre à lui proposer, mais elle comprendrait sans doute. Il récupéra également un gobelet en fer, et alla jusqu'à l'envelopper dans du tissu pour s'assurer qu'elle ne se brûlerait pas.

Quand l'eau fut frémissante, il la versa avec précaution.

- Fais attention.

Il lui tendit la boisson avec une légère appréhension. Le simple fait de frôler ses doigts élégants lui paraissait risqué. Il la regardait en coin, tâchant de conserver toute son attention sur le thé pour ne pas en renverser une goutte.

Merci.

L'eau lui réchauffait les mains avec délice et elle le gratifia d'un petit sourire de remerciement. Depuis quand n'avait-elle pas bu de thé ? Il n'y en avait pas dans l'abri où elle avait été enfermée...

La boisson coula dans sa gorge comme un élixir. Quand elle eut fini, elle lui demanda d'un ton léger :

Tu m'as empoisonnée c'est ça ? Il me reste combien de temps ?

Il la gratifia d'un de ses éternels sourires en coin.

- Ma réserve de cigüe était épuisée. Ce sera pour une prochaine fois.

Il détendit son dos meurtri, et posa ses mains l'une sur l'autre. Son ton se fit sérieux.

- Crois ce que tu veux. Je ne te ferai jamais de mal.

C'était sans doute une erreur, mais il ne ferait rien contre elle. C'était peut-être la dernière danseuse de talent de ce monde, et jamais Andras ne pourrait se résoudre à priver l'art d'une aussi brillante ambassadrice. Peu importaient ses relations avec elle.

Instinctivement, Isaure porta sa main à son cou et sourit doucement. Ils n'avaient pas la même définition du "jamais" apparemment.

Nous sommes partis sur de mauvaises bases toi et moi je crois.

Même si elle avait aimé lui faire l'amour. Même si elle avait aimé le voir torturé. Même si elle avait aimé quand il lui avait fait mal.

Elle devrait être patiente, extrêmement patiente pour arriver à ses fins. Andras serait sa plus belle chorégraphie et elle saurait la perfectionner jusqu'au point ultime.

Elle lui tendit donc sa main si fine :

Faisons la paix.

Il regarda la main qu'elle lui tendait avec indifférence.

- Ce n'était pas une guerre. Pas besoin de paix.

Il la saisit cependant pour y déposer un bref baiser, puis se redressa, dénué d'émotions. Impossible de savoir comment réagir avec elle: rien de ce qu'il ferait ne pourrait lui plaire. Son regard se posa sur l'entrée de la tente, comme s'il planifiait une évasion. Il tâchait de déterminer si cela servait encore à quelque chose de discuter avec elle, ou s'il valait mieux ne pas tenter de raisonner. Comment raisonner avec l'instinct, après tout?

- Nous n'avions pas toutes les cartes en main. Maintenant, je sais. Ton mépris veut tout dire.

Et au diable ses paradoxes, ses pas chassés et ses jolis masques.

Dire quoi Andras ? Qu'est ce qui te déplait à ce point chez moi ?

Elle le regardait sans animosité, tentant pour une fois de le comprendre. S'il ne faisait pas d'effort, autant dire que le voyage serait très long...

Tu ne m'es pas indifférent. Mais je ne peux pas t'admirer, je ne t'ai jamais vu jouer. Je ne peux pas t'aimer, nous nous connaissons à peine. Je ne peux pas te détester, parce que tu comprends ma danse. Je ne peux pas te quitter, parce que nous sommes perdus en plein désert.

Alors dis moi seulement quel sentiment je pourrais avoir à ton égard ?

Il considéra la question avec attention, nouant ses longues mains sous son menton. Tous leurs échanges incisifs lui revenaient en mémoire.

- De la sympathie, Kissaszony. Tu es tellement occupée à me mépriser que tu n'avais pas songer à cela, né? Tu voudrais tout de suite que je sois ce que toi tu veux, sans dire ce que tu veux. Je n'aime pas les devinettes. Et je suis moi.

Ses yeux profonds la jaugeaient à nouveau, cherchant un indice de ce qu'elle pouvait attendre de lui. Il n'y trouvait rien.

- Nous partageons le même sort. Pas par choix. On s'en tient là. Ne parle plus de me révéler qui je suis. Tu l'as dit, tu ne me connais pas. Ne cherche pas quelqu'un d'autre en moi.

Il dénoua ses épaules d'un geste ample.

- Voilà ce qui me déplaît: tu veux forger le monde sous tes pas de danse.

Très bien.

Elle hésite quelques secondes à lui rendre sa couverture, mais il pourrait encore mal interprêté son geste. Elle le resserra donc un peu plus sur ses épaules et lui demanda simplement :

Me regarderas-tu encore danser ?

- Je ne sais pas.

Il se frotta machinalement la joue, détournant le regard.

- Il ne vaudrait mieux pas. Mais je ne résisterai pas. Alors je suppose que oui.

A nouveau vers elle, plus fermement:

- Oui, je te regarderai encore. Tu es ma seule source de musique.

Il n'avait malheureusement pas le choix. Ce ne serait plus systématique, mais il était inutile de se promettre de ne plus jamais l'écouter. Il ne tiendrait pas ce genre de décisions plus de quelques heures, et se sentirait d'autant plus méprisable par la suite. Autant admettre d'entrée de jeu qu'il lui serait insoutenable de résister.

Si tu veux que je te danse quelque chose, dis le moi. Je pourrai même...

L'idée lui sembla osée mais elle tenta quand même :

Si tu me montres la musique que tu as écrite, je pourrai me l'imaginer. Et peut-être danser dessus. Si tu acceptes de le partager avec moi.

Elle lui adressa un sourire pur une fois sincère et apaisé, espérant au fond d'elle qu'il accepte sa requête...

C'était encore un piège, et il allait être difficile de ne pas s'y laisser prendre. Il ne se sentait pas prêt à exposer sa musique à ses jugements acerbes. C'était tout simplement trop tôt. Tant qu'il ne pourrait pas déterminer quel rôle elle jouait, ce serait prendre des risques inconsidérés, et lui fournir une arme redoutable contre lui.

Andras avait confiance en lui, et ne doutait pas de la qualité de sa musique. C'est l'usage qu'elle pourrait en faire qui l'angoissait. Il haussa légèrement les épaules, en lui adressant un regard en biais, méfiant.

- Peut-être. Si je te fais confiance un jour.

Il tâcha de se détendre et de s'expliquer, afin de ne pas la brusquer.

- On ne confie pas ses enfants à quelqu'un qu'on vient de rencontrer, pas vrai? Tu me fais peur, Isaure. Je ne sais pas ce que tu vas entendre dans mes notes.