Le chant de la pluie

Allons bon, je suis peut-être une horrible succube dévergondée, mais je reste une artiste avant tout.

Ses jambes s'agitèrent, comme pour confirmer.

Mais soit. J'attendrai sagement.

Elle tenait difficilement en place et soupira en voyant la pluie continuer à tomber. d'une voix un peu distante, elle lâcha :

J'ai essayé d'écrire un jour. Mais je suis trop mauvaise compositrice pour y arriver...

- A chacun ses spécialités. Je ne tiens même pas en équilibre sur une seule jambe!

Rien qu'une exécutrice... Elle le lui avait dit. Comment traduirait-elle ses partitions? Il parcourait son corps avec des yeux songeurs, visualisant déjà les jetés et les pas. C'était une erreur grossière, et un manque de tact scandaleux. Il n'avait après tout aucune envie de la renvoyer danser sous la pluie trop fraîche. Aucune envie de l'observer déformer les significations de sa musique! Non, décidément, non. Le sujet était clos.

Quel dommage de devoir l'enfermer, alors qu'elle aurait pu danser pendant des heures! Sa voix était rêveuse quand il lui dit:

- Un jour, tu retrouveras une scène... Et tu pourras danser jusqu'à t'écrouler d'épuisement...

Oui, et je danserai devant un parterre d'ignorants qui ne comprendont rien à mon art et seront là uniquement Pour passer le temps ou me reluquer. Ca sera passionant, je m'étiolerai doucement, je finirai par fâner et on me retrouvera morte et flétrie de désespoir dans ma loge.

Son regard s'était assombri, prenant une teinte grisâtre qui rappelait le ciel pluvieux. Elle serra ses jambes contre sa poitrine et posa son menton triste dessus, comme la veille. ses longs cils battirent un instant, réprimant quelques larmes d'abbatement...

Sa première réaction fut de déplorer qu'elle ait besoin à ce point de l'opinion des autres, puis il comprit. La danse passait d'abord par le regard. Il avait toujours composé dans l'ombre, plaçant l'Art bien au-dessus de ses envies de reconnaissance. Combien après tout étaient morts dans la misère, et redécouverts bien après leur mort? C'était l'ultime sacrifice exigé par la musique. Mais qui découvrirait une danseuse, quand elle se serait fanée?

Rien ne pouvait leur garantir que personne ne les comprendrait, mais personne ne pouvait leur promettre l'inverse. La situation était inextricable. Il s'attendrit en la regardant. Elle devait être plus malheureuse que lui.

- Je ne peux pas être le seul... Il doit y en avoir d'autres.

Qui d'autre? Les grandes ondes ne leur apportaient que les joutes verbales médiocres et les luttes insipides de petites brutes écervelées.

- Il faut qu'il y en ait d'autres. Ne danser que pour moi... Tu finirais par me haïr complètement.

Elle posa sur lui son étrange regard, qui se métamorphosait si rapidement et dévoilait son âme. Avec un pâle sourire qui se voulait pourtant remerciant, elle lui répondit :

Mieux vaut une seule personne que rien. Avec toi au moins, je suis sûre d'avoir un connaisseur et un critique professionnel.

Une mèche de cheveux lui tomba dans les yeux, qu'elle n'avait pas maquillés aujourd'hui.

J'espère qu'on te trouvera un piano. J'aimerai t'entendre. Vraiment.

Elle semblait sincère, bien loin de ses attitudes habituellement aguicheuses.

Il eut un faible sourire.

- J'aimerais m'entendre aussi...

Ce serait tout de même bien le diable s'il ne restait pas un seul piano dans ce monde! Les pillards les avaient-ils tous brûlés pour se réchauffer? Cette seule idée le faisait frémir, et déclenchait une tempête nébuleuse dans ses yeux noirs.

Non. Il y aurait un piano, et il jouerait pour Isaure, si en dépit du bon sens elle était toujours là. Il était toujours taciturne quand il déclara sobrement:

- Nous voilà condamnés l'un à l'autre, alors.

Elle sentait son malaise et le dégoût qu'elle lui inspirait. Fallait-il que tous les hommes la haïssent ?

Je tâcherai d'être moins... vampirique...

Le combat serait rude, elle le savait pertinement. Mais peut-être arriverait-elle à prendre sur elle, pour lui.

- Vampirique. C'est le bon mot.

Son sourire était tout à fait franc, à présent. Peut-être que la route et la fatigue avaient déformé sa perception des événements, la veille. Peut-être qu'il avait mal compris Isaure. Qu'il s'était trompé sur toute la ligne. Il lui devait bien une autre chance.

- Veux-tu... s'il te plaît... m'autoriser une chose?

Il se rapprocha d'Isaure, jusqu'à ce que son torse vienne frôler le dos de la jeune femme, puis noua avec une délicatesse infinie ses bras autour de sa taille. Sa joue vint se poser sur la joue qu'il avait maltraitée hier. Le menton posé légèrement sur l'épaule d'Isaure, il ferma les yeux. Il avait besoin de cette étreinte bien plus qu'elle, et espérait qu'elle lui accorderait quelques minutes encore.

Elle était différente. Il l'admirait. Il savait qu'il pourrait l'aimer, si elle lui en laissait l'occasion. Mais tout cela était encore trop loin.

Il la sentit se détendre un peu, et sourit. Après les batailles épiques de la veille, il n'aspirait qu'à la paix. Juste une illusion de tendresse, avant qu'elle ne se mette à nouveau à répandre son venin sur ses moindres faits et gestes. Rien qu'un réconfort à s'apporter mutuellement, un peu de courage et d'affection.

De la douceur. Une symphonie.

Il prêta attention à leurs souffles mêlés, à la tiédeur de sa peau, à la faible odeur de pluie qu'elle dégageait encore, et se sentit faiblir un peu plus. Sorcière, succube, vampire, elle pouvait avoir tous les noms qu'elle voudrait, elle n'en resterait pas moins admirable. Si seulement elle pouvait déposer les armes, rien qu'un temps...

Juste un murmure, au creux de son oreille, en espérant lui faire comprendre qu'elle lui avait offert un instant de paix précieux.

- Merci.

Elle lui répondit par une caresse délicate sur la joue, retrouvant les traces de griffes qu'elle lui avait imprimée la veille. Il avait subi les foudres de sa violence, alors qu'il ne lui avait rien demandé. Elle l'avait dominé, par peur de se faire détruire.

D'une voix qui trahissait son appréhension, elle posa la question qui la taraudait depuis quelques jours et l'angoissait à chaque instant :

Crois-tu que nous nous en sortirons Andras ? Tout me semble si perdu...

Il appuya davantage sa joue contre la sienne, et la serra un peu plus fort.

- Nous ferons ce qu'il faut. Ce monde ne se débarrassera pas comme ça de ses derniers artistes. L'Art nous a appris la patience et la persévérance. Nous nous en sortirons.

Il espérait pouvoir tenir cette promesse. En cet instant, il aurait donné jusqu'à ses mains pour la savoir en sécurité. Il n'avait que peu d'espoir pour lui-même, mais elle... N'importe quel sous-instrument pourrait la faire danser.

Si par miracle, il pouvait avoir un jour l'honneur de faire s'élever les notes sur lesquelles elle se révélerait, alors il serait parfaitement heureux. Cela vaudrait bien leurs doutes et leurs longues routes chaotiques.

J'aimerai avoir ton optimisme. J'en arrive à me demander si cela a vraiment été une bonne idée de quitter ces rustres du bidonville...

Elle se tourna légèrement vers lui et déposa un fugace baiser au coin de ses lèvres.

Ne m'en veux pas trop Andras. J'ai toujours été mauvaise avec les hommes.

Le baiser le surprit agréablement. C'était de ce genre de douceurs qu'il avait besoin, bien plus que des étreintes passionnées et sauvages de la veille. Il se sentait bien.

- J'en prendrai mon parti.

Après un bref instant, il ajouta:

- Ce n'est pas à toi que j'en veux, tu sais. Je n'aurais pas dû entrer dans ton jeu. Je me suis comporté comme un parfait imbécile. Aucun caractère.

Je ne peux malheureusement pas te promettre de ne plus t'y entrainer... Je suis... violente, par nature.

Elle posa son visage contre son bras et ses longs cils vinrent se rabattre sur ses yeux torturés. Sa voix n'était plus qu'un murmure.

Laissez moi danser, tous les jours. Ou je serai perdue...

- Jamais je ne pourrais t'empêcher de danser.

Cela ne lui serait même jamais venu à l'esprit. Ne pas la regarder, oui, bien sûr, mais jamais l'emprisonner. Il savait parfaitement ce qu'était la torture de ne pouvoir pratiquer son art. Il ne haïssait pas suffisamment les hommes pour imposer à d'autres ce qu'il vivait.

Il était même étrange qu'elle puisse y penser.

- Je ne sais que trop ce que c'est. De ne pas pouvoir s'exprimer. Mais je ferai tout ce que je peux pour que tu ne m'entraîne plus dans tes enfers.

Il enfouit son visage dans ses cheveux avec un léger soupir. Il faudrait bien qu'il en ait la force.

Ils disaient tous ça, que je pourrai danser tant que je voulais, qu'ils ne m'enfermeraient pas... Qu'Isis réapparaitrait et que je serai libre. Mais elle n'est jamais revenue...

Le ton s'était fait douloureux et fiévreux au moment où Isaure replongeait dans son passé. Elle n'avait plus vraiment conscience d'être là, dans les bras d'Andras. Elle n'était qu'une boule d'appréhension et de terreur, prête à exploser au nouveau supplice qu'on lui infligerait...

- Je n'ai aucun pouvoir sur toi, Kissaszony. Tu es libre.

Le mur s'ébréchait un peu, laissant entrevoir un pan de fragilité. S'il avait pensé que quelqu'un pouvait décider pour elle...

Sa voix était calme et apaisante.

- Tu me confonds encore avec d'autres. Isaure, je souffre le martyre chaque jour de ne pouvoir poser mes doigts sur un clavier. Comment pourrais-je te faire partager cette misère? Te voir danser est ce qui me rapproche le plus de mes souvenirs de bonheur. Ce serait me faire du tort, à moi aussi...

Sa voix s'éteignit. Au fond, c'était une démarche purement égoïste. Il soupira.

- Sois celle que tu veux.

Enfin la belle rouvrit les yeux. Libre. Elle l'était redevenue quelques minutes après sa fuite, avant de tomber prisonnière du désert. Le monde n'était qu'un éternel recommencement, dans lequel elle se dépêtrait en vain...

A genoux, elle se retourna pour faire face à Andras. Sa main passa sur la joue de l'homme, tandis que le pouce frôlait ses lèvres.

Accepterais-tu... de danser avec moi ?

Peu lui importait qu'il soit doué ou non. Elle ne voulait plus se sentir seule et une vague lueur d'espoir illuminait ses yeux. Sa main libre s'était perdue dans celles du hongrois et elle retenait presque son souffle en attendant sa réponse...

Il embrassa presque machinalement le pouce qui lui frôlait les lèvres, et sourit.

- Tu as tant besoin de rire? Je t'ai dit que je ne parvenais même pas à rester en équilibre sur une seule jambe. N'importe quel cactus serait meilleur partenaire que moi. Je peux éventuellement tenter de tourner vaguement en rond en faisant de mon mieux pour ne pas te marcher sur les pieds.

Il n'en voyait pas très bien l'intérêt, mais si ça pouvait lui faire plaisir, il n'avait aucune raison de se défiler. A part la peur du ridicule, bien entendu. Ce n'était qu'un modeste caprice.

- Si cela ne suffit pas à te faire changer d'avis, je t'accorderai volontiers une danse.

Magnifique ! Viens !

Elle se releva d'un bond, et l'entraina à sa suite à l'extérieur. Par chance, la pluie avait enfin cessé, laissant place à une moiteur peu agréable. Mais Isaure ne semblait pas y prêter attention, et posant ses mains dans celles d'Andras, elle lui demanda avec un immense sourire :

Que préfères tu ? la valse ? le tango ? le rock ?

Elle éclata d'un rire de verre, qui se brisa en millions d'éclats musicaux semblables à des clochettes...

Il secoua lentement la tête en souriant, déjà empoté.

- Rien! Je n'y connais rien. Tu auras tout à m'apprendre. Il faut que tu choisisses!

Toute sa prestance habituelle semblait l'avoir abandonné. Il se tenait devant elle, raide et gauche, empêtré dans son grand corps de pianiste. Fallait-il qu'il tienne déjà à elle pour se plier ainsi à sa volonté...

Commençons par le plus simple pour toi. La musique. Prenons Chopin et sa Grande Valse Brillante. Tu l'entends ?

Elle se rapprocha de lui, et prit une de ses mains dans la sienne, plaçant l'autre sur son épaule.

Tiens moi par la taille. Nous allons commencer à droite.

Isaure entraina son apprenti avec elle, lui faisant faire quelques pas au rythme de la valse qui s'insinuait dans leur esprit. Il n'était pas vraiment doué mais avait au moins le sens du rythme, ce qui était le plus important dans la danse. La grâce viendrait plus tard, ou ne viendrait pas...