Le chant de la pluie

Il y avait trop de souffrance en lui pour qu'il ait pu percevoir toute la splendeur aérienne d'Isaure. Quand la valse fut terminée, il lui rendit son salut, et récupéra ses mains qu'il pressa aussitôt l'une contre l'autre. Un martyre. C'était un martyre. Il se courba légèrement, les mains plaquées sur son torse, et alla jusqu'à murmurer quelques secondes une litanie hongroise de mots apaisants. On eût dit qu'il cherchait à les ensorceler.

C'était affreusement grossier de sa part, et il se le reprocha aussitôt. Il chercha le regard d'Isaure, et lui adressa un léger sourire.

- Plus de Chopin, la prochaine fois, d'accord? N'importe qui, mais pas Chopin. Ca, c'est trop difficile, pour moi.

Chopin était sa référence absolu, et il s'était toujours targué de le jouer admirablement. A quelle interprétation pensait Isaure, quand elle se jouait cette musique? Etait-elle seulement correcte?

- Ne pas jouer... Si tu peux imaginer... Comme si on t'empêchait de danser, tu vois?

Il se redressa pleinement, et son sourire fut enfin plus épanoui.

- Tu as été éblouissante, Kissaszony, comme toujours. Et pourtant, comme je t'ai entravée!

La prochaine fois ?

Un sourire de joie illuminait le visage d'albâtre de la jeune femme. Il parlait d'une prochaine fois. Il danserait encore avec elle. Elle se sentit submergée d'une vague émotionnelle trop intense pour ces trois simples mots. Se rapprochant de lui et se hissant sur la pointe de pieds, elle vint l'embrasser très doucement.

Merci Andras.

Elle se laissa lentement retomber dans le sable et le regarda comme si elle le voyait pour la première fois. L'avait-elle déjà à ce point contempler ? Il était beau. Indubitablement très beau. Son visage était harmonieux, illuminé par des yeux magnifiques et ténébreux. La courbe de ses mâchoires était à la fois délicate et puissante, révélant des lèvres fines qu'elle aurait aimé embrasser encore.

Isaure se mit à sourire, presque inconsciemment. Il était beau, musicien et talentueux. L'homme dont elle avait toujours rêvé. L'homme qu'elle ne devait pas aimer sous peine de le détruire...

Toujours aussi silencieuse, Isaure se rapprocha du musicien et l'entoura avec affection de ses bras graciles. Elle enfouit sa tête dans son cou et caressa sa nuque du bout des doigts.

Nous te trouverons un piano. Dussé-je me damner pour cela ! Encore que j'ai déjà épousé le Diable, à t'écouter.

Passant sa main sous son menton, elle l'obligea à tourner son visage vers elle et l'embrassa encore, non sans passion.

Qu'il la repousse, la frappe ou la prenne, peu lui importait tant qu'elle pouvait effacer cette insondable tristesse de ses yeux.

Il se laissa faire sans réagir, morne et abattu. Il avait soudainement envie de tout laisser tomber. Son combat était vain. Ses mains étaient d'encombrantes et stériles promesses. Il allait finir par crever comme un chien errant, de toute façon, alors pourquoi persister.

Le baiser d'Isaure lui permit cependant de revenir à la surface et d'éclaircir à nouveau ses idées. Il lui avait promis. Il fallait qu'il la fasse danser à nouveau aux yeux du monde.

Ses bras se refermèrent autour d'elle. Ses joues étaient maculées de sable et de larmes, et il se reprocha son peu de tenue. Il fallait qu'il se remue. D'une main maladroite, il s'essuya le visage, ne réussissant qu'à étaler un peu plus la poussière.

A se trouver si pathétique, il rit soudain, et secoua la tête.

- Je suis désolé. Je suis un imbécile.

Tu es un génie Andras. Je l'ai vu.

Elle ne dit rien de plus et passa ses doigts sur son visage pour ôter le sable collé. Ses gestes étaient paisibles et tendres, tellement éloignés de ce qu'elle avait révélé la veille.

Etait-ce le fait qu'ils étaient seuls et perdus, unis dans le chaos de ce nouveau monde, qui la faisait se troubler déjà ? Deux jours. Ils ne se connaissaient que depuis deux jours. Mais elle était persuadée qu'elle ne devait pas le quitter, que ce soit pour le meilleur ou le pire.

Il esquissa un signe de dénégation en souriant.

- Tu n'as vu que le brillant interprète... Pour voir le génie, il faudra que tu entendes ma musique.

Ces mêmes compositions qu'il n'osait pas encore lui présenter... Il acceptait son attention avec reconnaissance, laissant ses mains se promener sur son visage. Il la fixait de son regard profond, attentif. Elle était troublante. Fascinante. Mais il devait s'interdire de l'envisager comme autre chose que la plus brillante des danseuses s'il voulait conserver le peu de raison qu'il lui restait.

Pourtant, il savait que jamais plus il ne rencontrerait quelqu'un comme elle.

Son souffle s'accéléra légèrement.

Je l'imagines pour le moment. Mais je sais que je ne me trompe pas.

La manière qu'il avait de la dévisager la fit légèrement rougir, et elle détourna le regard par pudeur. Son coeur s'était mis à battre un peu plus fort et lui murmura dans un souffle :

Ne me regardes pas comme ça. Je ne pourrai pas résister.

Elle serrait ses mains entre elles, s'empêchant de toucher encore son visage magnifique.

Le bruit des mouvements d'Isaure avait éveillé son attention, et il n'avait pu s'empêcher de se tourner vers elle, tel un papillon de nuit mortellement attiré par une flamme. C'était une tornade de sable et de gestes élégants, un véritable feu follet.

Quand elle tomba, il ne put s'empêcher d'avancer vers elle. Cela faisait peut-être partie de sa représentation, peut-être pas. Elle le détesterait de l'avoir interrompue, et tout se briserait à nouveau entre eux. Mais si sa chute était réelle, il ne pouvait pas perdre une seule seconde.

Il s'agenouilla et la recueillit dans ses bras comme un oiseau blessé. Sa main vint dégager son visage des cheveux qui le barraient. Son inquiétude était évidente.

- Isaure?

De longues secondes passèrent avant qu'Isaure n'ouvrit enfin les yeux. Son regard semblait un peu perdu, égaré dans un monde dans lequel il n'existait pas. Sa main se serra sur le bras d'Andras, tandis qu'un vague murmure dépassait la barrière de ses lèvres.

Pas encore...

Ses paupières s'éteignirent encore jusqu'à ce qu'elle passe enfin une main sur ses yeux. Elle dévisagea le musicien avec avidité.

Andras ? Ca va...

La crainte barrait toujours son front.

- Tu vas bien? Tu es sûre? Nous allons rentrer. Il faut te réchauffer.

Il la souleva dans ses bras sans aucune difficulté. Il lui semblait transporter une brindille, tant elle lui paraissait légère et fragile.

Il l'allongea sur le sol de la tente avec les plus grandes précautions, et fit chauffer de l'eau, avant de revenir à ses côtés. Sa main se noua autour de la sienne, et il caressa lentement son visage. Etait-elle déjà malade? Etait-ce un simple malaise? Peut-être avait-elle mal dormi... Il hésitait en regardant la demi-couverture.

- Je m'occupe de tout. Dis-moi juste comment tu te sens. Tu as froid? Tu as mal quelque part?

Il n'y connaissait absolument rien en médecine, bon sang. S'il lui était arrivé quelque chose, il serait parfaitement inutile.

Calmes toi, ce n'est rien. Juste un étourdissement.

Elle tenta de le rassurer d'un bien pâle sourire, sa tête tournant encore légèrement.

Tu es encore plus beau quand tu t'inquiètes pour moi.

Avait-elle réellement dit ça ou l'avait-elle seulement pensé ? Elle s'angoissa brusquement, persuadée qu'il la prendrait encore pour une cruelle comédienne. Elle se mordilla la lèvre inférieure, attendant une réaction, aussi violente soit-elle.

Son visage s'éclaira, et il se contenta de lui sourire.

- Tu es bien agréable, quand tu es étourdie. Je saurai comment identifier tes malaises, maintenant.

Il laissa l'eau siffler quelques instants, caressant encore son visage, avant de se décider à la retirer du réchaud. Il faudrait qu'il économise le gaz, à l'avenir... Ce genre de matériel de camping ne serait pas éternel.

Il lui prépara un thé bien chaud, et l'emballa dans le même tissu que le précédent. Trop chaud, pour le moment. Il préféra le laisser reposer un instant avant de lui confier, et revint à ses côtés.

La jeune femme se releva pour s'assoir et tenta d'arranger un peu ses cheveux. Elle prenait conscience qu'elle ne pourrait pas galoper éternellement dans le désert et que des haltes lui seraient nécessaires.

Refusant d'avouer sa faiblesse, elle préféra se lançer sur un autre sujet.

Il faudrait que je trouve rapidement une tente, que je te redonne enfin ton intimité. Ca doit être dur, de vivre à côté d'un monstre.

Elle lui adressa un sourire taquin, pour qu'il ne s'offusque pas tout de suite...

- Absolument effrayant. Mon pauvre coeur n'y résistera pas longtemps.

Il avait mis dans ces mots plus de douceur qu'il ne l'aurait voulu, et tenta de dissimuler sa gêne en vérifiant la température du thé. Il était encore bouillant. Il s'éclaircit bruyamment la gorge, et reprit son air indifférent pour poursuivre.

- Si nous rencontrons un marchand... Ou une ville, nous le demanderons. D'ici là...

Un regard à la dérobée.

- Je me sacrifie bien volontiers.

Nous en reparlerons dans quelques temps.

Elle vint se blottir contre lui, désireuse de chaleur humaine et de réconfort. La fatigue l'abattait progressivement, elle qui n'avait cessé de courir depuis sa fuite.

Prends moi dans tes bras. S'il te plait.

Isaure était redevenue un ange. Impossible de savoir jusqu'à quand, mais au moins le démon s'était tût et elle n'avait aucune envie de le réveiller pour le moment.

Andras...

Lovée contre lui, Isaure avait fermé les yeux, profitant de la plénitude du moment. Il lui semblait connaitre le pianiste depuis des années, comme si la promiscuité désertique décuplait les sentiments.

Si nous continuons ainsi, je risquerai de m'attacher à toi. Ca serait sans aucun doute dramatique. Ne me laisses pas tomber amoureuse de toi.

Sa main caressa doucement les bras entourés autour d'elle...

Sa voix semblait plus basse et rauque encore que d'habitude.

- Je ne sais pas, Isaure. Pourquoi, dramatique?

Il changeait d'avis sans cesse en ce qui la concernait. Ce matin, il était bien décidé à la confier au premier homme venu; plus tard, il s'était promis de ne pas la quitter. Il ne savait plus que faire, que dire, et surtout pas que décider. Il savait qu'il pourrait l'aimer à en perdre la raison, plus qu'aucune autre. Il savait qu'elle ne lui en laisserait sans doute pas l'occasion.

Parce que... Parce que...

Parce que j'ai détruit tous les hommes que j'ai aimé. Parce que je les ai tué pour ne pas les perdre. Parce que je ne veux pas te tuer.

Isaure était incapable de prononcer l'une de ses phrases. Elle camoufla la vérité sous un mensonge, par espoir peut-être de changer un jour :

Je suis une horrible compagne. J'ai sans cesse besoin de séduire, d'attirer les regards, quand bien même tu serai le plus merveilleux des amants. Tu en souffrirais, et je ne le souhaite pas.

Il sourit doucement, parfaitement indifférent à ses excuses malhabiles.

- Et tu me chantes Fidelio sous la pluie? Tu es vraiment surprenante. Mais soit. Puisque tu ne me juges pas capable d'être assez intéressant pour retenir ton attention...

C'était sans doute une bonne chose, qu'elle clarifie la situation entre eux avec une telle netteté. Il n'aurait jamais eu le courage de le faire. S'ils décidaient sereinement de ne pas tenter de se séduire, la vie serait sans doute plus simple.

Ou beaucoup plus compliquée.

Peste, choléra... Il fallait faire un choix. Il s'inclinerait, quoi qu'elle décide.