Le chant de la pluie

- Absolument impossible. C'est un instrument bien trop complexe. Il faut du bois, de la fonte, du vernis, de l'ivoire... Je n'en serai pas capable. Je ne suis déjà pas certain d'être capable d'en accorder un, si par extraordinaire j'en trouvais. C'est un fameux métier, accordeur. Très difficile.

Il secoua la tête. Il avait songé à tout cela, à de nombreuses reprises. Malgré toute sa connaissance de l'instrument, il se sentait parfaitement incapable d'en construire un de qualité. Même pas un piano droit.

- C'est pour cela que je parle sans cesse d'en trouver. C'est la seule solution.

Et bien nous parcourrons tout le désert s'il le faut, moi je peux danser n'importe où, ça n'a pas d'importance !

Mais existait-il seulement encore un piano dans ce monde chaotique ? Cela semblait presque une illusion désespérée. Et Andras le savait aussi bien qu'elle.

Pour tenter de le réconforter, elle se tourna vers lui et apposa ses mains sur son cou pour l'embrasser avec une passion dévorante et l'entrainer sur d'autres chemins...

Isaure l'accueillit avec bonheur, lui caressant d'une main son front trempé de sueur, posant l'autre dans son dos. Elle commençait à plaindre leur futur compagnon de voyage, qui aurait sans doute à subir leur relation passionnelle.
Puis elle attrapa sa vieille couverture et recouvrit Andras avec.

Ce n'est pas le moment de prendre froid Monsieur Lukacs.

Elle le serra contre elle, profitant de la chaleur de leurs corps enserrés.

Merci Andras.

Elle se sentait idiote, mais ne savait comment le remercier pour ce moment d'extase pure. Elle aurait surement pu le danser, si quitter son corps n'avait pas été si dur...

Il n'avait pas envie de se dégager d'elle pour l'instant, mais il le faudrait pourtant. Il la quitta avec la plus grande précaution, pour venir s'effondrer à ses côtés, un sourire lumineux sur le visage. Il ramena la moitié de couverture sur leurs corps, et posa une main possessive sur le ventre de la jeune femme.

Elle l'avait remerciée, et il avait préféré ne pas réagir, ne sachant pas quoi faire. Y avait-il seulement des mots pour exprimer ce qu'il ressentait?

Il ne se lassait pas de l'admirer. L'enfer viendrait plus tard, à ce qu'elle lui avait dit... S'il équivalait le paradis où elle l'avait plongé, il serait terrible. Mais n'était-il pas prêt à tous les martyres, pour connaître encore des moments tels que celui-là? Il murmura à son oreille, d'une voix basse et épuisée:

- Je finirai par te rendre heureuse, Isaure. Je m'y appliquerai chaque heure du jour et de la nuit.

Après un baiser, il ajouta:

- Tu seras mon piano, si tu le veux bien. Zongoram.

Oui... Je le veux bien. Mais qu'adviendra-t-il le jour où tu en auras retrouver un vrai ? Que deviendrai-je ?

Et c'était bien cela qu'elle craignait, l'abandon. La relégation. L'oubli. Si elle pouvait faire passer sa danse avant Andras, ne pourrait-il pas faire de même avec son piano ?

Elle serra la main qu'il avait posé sur son ventre. Deux jours seulement... Ils s'étaient définitivement perdus l'un à l'autre.

Il lui sourit, et vint frôler sa joue de ses lèvres. Il s'était attendu à cette question à l'instant même où il avait formulé ses mots.

- Tu ne me croiras pas, pourtant je vais te le dire quand même. Aucun piano ne pourra jamais me faire ressentir ce que je vis avec toi. Aucun piano, même parfait, ne pourra jamais rivaliser avec toi. Quand bien même j'en retrouverai un... Il ne te vaudra pas, Isaure.

Il s'allongea à nouveau, et noua ses doigts aux siens.

- Je suis peut-être un vieux garçon aigri, mais je suis tout de même capable de comprendre ça.

Qu'ai-je fait Andras pour mériter plus que ce que tu as toujours aimé ? Je ne peux pas prendre une telle place, je ne peux pas être plus importante que ton art. Ce n'est pas possible. Je ne suis qu'une vulgaire danseuse à moitié folle, et tu le sais.

- Ce n'est pas pareil, et tu le sais.

Il se redressa sur un coude. Son sérieux habituel avait à nouveau figé ses traits en un masque impassible. Si ce n'étaient ses yeux où brillait la flamme de la tendresse, il aurait presque pu paraître indifférent.

- Tu comprends mon besoin de jouer, tout comme je comprends ton besoin de danser. Et j'ose espérer que tu ne seras jamais assez cruelle pour vouloir me lier les mains. Mais s'il advenait, Isaure, que je doive choisir entre ta sécurité et un morceau ouvragé de bois et de fonte, penses-tu vraiment que je puisse hésiter?

Il accentua sa pression sur sa main.

- Je pourrai retrouver d'autres pianos, même si les chances sont faibles. Jamais je ne rencontrerai quelqu'un qui t'égale. Cela ne change rien à l'importance de la musique dans ma vie, ne t'en fais pas. Tu ne m'as pas encore changé, en deux petits jours...

C'est trop. Beaucoup trop. Ne commences pas à m'offrir ce genre de choses. Je t'en demanderai bien plus après. Et tu n'auras plus rien.

Elle se tourna de côté pour le regarder. Comme il était sérieux ! Ses doigts se posèrent sur ses lèvres, qu'elle n'avait vu sourire que trop rarement, et les embrassa.

Je ne suis pas unique. Ni exceptionnelle. C'est toi qui me voit comme ça, c'est tout.

- Je ne suis infaillible que sur un clavier.

Il s'allongea, pensif, légèrement contrarié, les yeux fixés sur le ciel de toile. Il n'avait aucune envie de se battre et de disserter pendant des heures sur les places comparées d'Isaure et de la musique. C'était dans le contrat tacite qu'il avait accepté, après tout. Tout donner sans se poser de questions. Il ne s'était cependant pas douté qu'elle n'accepterait pas de tout recevoir.

Andras...

Elle soupira, consciente de lui fait du mal. Encore une fois.

Je n'ai pas l'habitude c'est tout. Laisse moi du temps.

Elle vint se blottir dans la chaleur de ses bras, sa tête posée sur son torse. Il put sentir l'humidité de ses larmes sur sa peau, avant qu'elle ne tombe dans un sommeil des plus agités...