Le chant de la pluie

Non !

Elle fit volte-face à une vitesse surprenante et posa sa min sur les lèvres d'Andras pour l'empêcher d'en dire plus.

Tu es intéressant. Et bien plus que ça même. Je ne te juges pas indigne de moi, je n'oserai plus. C'est juste que... Je me connais Andras. Je te rendrai fou de jalousie pour m'assurer de ton amour. Ca sera invivable.

Elle enleva lentement sa main, comme par crainte de ce qu'il allait dire. Ses grands yeux gris ressemblaient à un océan déchainé, derrière lesquels se devinaient les plus grandes tempêtes intérieures de la danseuse.

Il la regardait avec attention.

- Il faudrait que je sois fou de jalousie pour te plaire? Alors, tu as raison. Je n'ai jamais été jaloux. Je t'aurais regardée séduire tous les hommes avec indifférence, en sachant que tu m'aimais. Puisque cela ne te plaira pas...

Il haussa doucement les épaules. Tant pis. Il n'était pas adepte de ces jeux de séduction, de ces tests, de ces fatigants "je t'aime - moi non plus".

S'il ne s'agissait pas de se faire pleinement confiance, ce n'était pas intéressant.

Blessée, elle rétorqua par provocation :

As-tu seulement déjà rencontré quelqu'un comme moi ? Tu ne m'as parlé que de filles consommables. Jamais d'amour.

Elle ramena ses mains sur ses genoux, masquant difficilement la déception sur son visage.

C'est... surement tout ce sable autour de nous qui doit nous rendre fous.

Il saisit son visage, et le tourna vers lui avec douceur.

- Tu es unique. Il n'y a eu personne avant toi. Aucune ne pourrait rivaliser avec toi. Ne t'en fais pas.

Sa main se mua en caresse, et retomba lentement.

- Je suis naïf, peut-être. Mais l'amour implique une absolue confiance. Comment conjuguer jalousie et confiance? Ce n'est pas possible. Cela doit rendre très malheureux, en effet.

Il se perdit quelques secondes dans un silence pensif. Il se sentait obligé d'être parfaitement honnête avec elle.

- J'ai été jaloux, un jour... Pour une femme qui en a préféré un autre. Ce n'est pas pareil, tu vois. Elle ne m'aimait pas. Erzsébet...

Le prénom fut prononcé avec nostalgie, mais sans peine. La blessure était depuis longtemps refermée.

Tu me parles de confiance, alors que tu refuses de me montrer tes partitions. Si tu ne crois pas en la danseuse, comment pourrais-tu croire en la femme ?

Il avait été sincère. Elle se devait de l'être aussi.

J'ai toujours eu une peur immense de perdre les hommes que j'ai aimé. Je ne pourrai supporter de perdre. Je ne suis pas née pour perdre Andras. Et ça ne peut pas commencer aujourd'hui...

- Ce n'est pas un jeu, Isaure.

Elle avait raison sur un point: il ne la connaissait pas suffisamment pour lui montrer ses partitions. Cependant, ce genre de choses n'étaient jamais rentrées en ligne de compte, auparavant. C'était la première fois qu'il mêlait ainsi amour et art.

Enfin, la deuxième fois. Erzsébet. Mais c'était différent.

- Tu es comme le vent. Je ne sais jamais comment je vais te retrouver. Celle que tu es en ce moment... Je lui ferai découvrir mes notes avec plaisir. Mais est-ce que celle que tu seras demain ne s'en servira pas contre moi? Dis-moi qui tu es, Isaure. Je voudrais savoir...

Je suis... Je ne sais pas qui je suis. J'ai été une danseuse brillante, adulée dans le monde entier, influente dans mon milieu. J'avais les hommes à mes pieds et rien au travers de mon chemin. Et puis...

Il y a eu cette Catastrophe. La moitié de ma troupe a été décimée. Nous avons vécu dans un immense abri. Je dansais au début, comme tous les jours, sur une scène improvisée. Un beau jour, mes amis sont morts de maladie. Je me suis retrouvée seule. J'avais beau être brillante, mon talent ne comptais plus. J'ai dû... Ils... Je me suis prostituée pour continuer. Je me suis vendue pour survivre. La danse a toujours été et sera toujours mon unique raison de vivre.

Alors qui je suis ? Une ancienne danseuse tombée dans l'oubli, doublée d'une catin. Rien de grandiose ni de clinquant. Et j'ai tué deux hommes. Je les ai empoisonné. Les deux seuls que j'ai aimé. Pour ler garder à moi.

Elle avait beaucoup parlé, trop sans doute.

Je ne suis rien Andras. Une femme méprisable au mieux. Mais une femme à fuir, c'est certain.

Il la serra dans ses bras avec douceur, comme on berce un enfant. Ils avaient tous soufferts, certains plus que d'autres. Ils s'étaient tous prostitués à leur manière, que ce soit par des petites lâchetés, des concessions méprisables ou pire. Il embrassa son front.

- Et te voilà perdue avec un pianiste sans piano qui n'avait jamais aimé autre chose que sa musique, et qui a sacrifié tout ce qu'il avait pour ses notes. Un fils indigne, un mauvais ami, un amant indifférent, sans ampleur et sans succès, qui se retrouve à courir derrière les lapins pour assurer sa survie.

Il avait énoncé les faits sans rancoeur, presque amusé. Sa vie ne l'étonnait plus vraiment. Il savait tout cela par coeur.

- Nous avons tous été méprisables un jour ou l'autre. Mais nous pouvons tous nous accorder une autre chance, tavasz. Pourquoi autant de masques?

Tu ne peux empêcher la Isaure qu'ils ont créée de vivre. Ce que j'étais avant et ce que je suis devenue sont étroitement liés. Je tente de maintenir un équilibre précaire par la danse, mais parfois, l'un des deux côtés l'emporte. Comme cette nuit. Ou comme maintenant.

Si tu me veux réellement à tes côtés Andras, il te faudra m'accepter comme ça. Subir ma violence et ma tendresse. Savoir que je suis à toi tout en risquant mes infidélités. Me laisser t'aimer et me faire aimer d'autres. Tout est paradoxe avec moi.

Réfléchis bien. Et ne te trompes pas.

Elle le tuerait s'il la repoussait. Son sac contenait suffisamment de fioles de poison pour cela.

Mais son coeur palpitait, de ce fol espoir d'amour qui pourrait naitre, alors qu'elle avait perdu tout goût à la vie.

Insaisissable. Aurait-il la force de tout donner, en lui laissant une telle liberté? Il la dévisageait gravement, mais aucun indice sur son visage ne pouvait lui parler d'avenir.

Il s'empêcherait d'avoir les mêmes travers. S'il lui offrait tout, il ne pourrait plus jamais voir les autres. Il aurait le bonheur et le malheur étroitement enlacés, indissolubles. La question méritait davantage de réflexion, mais il ne s'en accorda pas le temps. Il ne se sentait de toute façon plus capable de vivre sans elle. Au bout de deux jours...

Il lui sourit.

- Chante-moi un requiem, Isaure. Chante-moi le Lacrimosa de Mozart. Je vais sceller ma perte avec toi, et je ne reviendrai pas en arrière.

Sa main vint se poser sur sa joue. Sa bouche s'approcha de la sienne jusqu'à la frôler.

Encore une fois, il lui laisserait l'ultime décision.

Elle l'embrassa avec une passion non feinte, goutant une nouvelle fois à ses lèvres exquises. Quand ils se séparèrent, Isaure entonna le requiem demandé :

Lacrimosa dies illa,
Qua resurget ex favilla
Judicandus homo reus.
Huic ergo parce, Deus:
Pie Jesu Domine Dona eis requiem.
Amen.

Des larmes maculaient aussi ses joues, au fur et à mesure qu'elle chantait. Dieu qu'elle le ferait souffrir si elle l'aimait pleinement ! Mais l'amour a une part d'égoïsme dont elle n'avait pas le courage de se séparer. Il devrait être fort. Pour eux deux.

Il imaginait les choeurs, l'orchestre, les arrangements, la musique grandiose et fervente, au fur et à mesure des larmes qui coulaient sur les joues d'Isaure. C'était bien de ce requiem dont il avait besoin. Et il sentait qu'il en entendrait bien d'autres.

Etait-ce encore l'un de ses tours, et l'avait-elle piégé? Impossible de le dire. Il voulait simplement la croire, pour l'instant. Le pire viendrait demain.

Il essuya ses larmes du bout des doigts.

- Voyons le bon côté des choses... Je pourrai composer des morceaux splendides. Le désespoir n'est jamais totalement mauvais pour des artistes, pas vrai? C'est la source des musiques les plus troublantes...

Toute une symphonie à sa gloire. Il pouvait déjà en imaginer quelques notes. Un rythme changeant et contradictoire, un tourbillon de notes qui s'élèvent en un mouvement divin, puis attaquent. Le rythme d'Isaure.

Il l'embrassa à nouveau, avec plus de ferveur encore. Il eût l'impression étrange que son âme passait de sa bouche à la sienne. Autant pour sa damnation!

Pendue à son cou, elle lui souffla avec malice :

Tu as signé un pacte avec le Diable Andras.

Ses lèvres vinrent s'égarer dans son cou, y imprimant des baisers aussi aériens qu'elle. Elle savait d'avance qu'aucun homme n'égalerait Andras à ses yeux, même si son comportement lui ferait surement croire le contraire...

Une profonde vague de désir naquit en elle, provoquant un raz-de-marée sur ses sens déjà éveillés. Lovée contre lui, elle laissa ses mains vagabonder, lui laissant pour une fois la main mise sur le cours des évenements...

Il n'en avait pas envie. Leur affrontement violent de la veille était encore trop vivant en sa mémoire pour qu'il ose lui faire l'amour. Il ne voulait plus de ça. Il n'aspirait qu'à la douceur.

Il se focalisait sur son visage, tâchant d'oublier qu'elle avait un corps, sans grand succès. S'il la blessait encore, il ne se le pardonnerait pas. Les mains d'Isaure ne lui laissaient pourtant pas de répit.

Son regard se fondit dans le sien, profondément grave, et chercha à y lire quelle femme il tenait dans ses bras. Si c'était celle à qui il venait de tout promettre, il ne résisterait pas. Si c'était encore l'autre...

Sa main glissa le long du dos de la jeune femme.

- Est-ce déjà le Diable, contre moi?

Il y aura toujours le Diable en moi... Mais il dort parfois.

Elle posa délicatement sa tête contre son torse, fleur sauvage mais bien trop fragile pour s'épanouir seule. Ses doigts jouaient distraitement avec un bouton de chemise, tandis qu'elle murmurait les paroles d'une vague chanson...

La déclaration parut le satisfaire. Il étendit le bras, et ramena son sac vers eux. Quand il en ouvrit la poche centrale, un flot de papiers noircis de notes se déversa sur le sol, et il étouffa un juron. Du bout des doigts, il les faisait glisser, jusqu'à sélectionner enfin une partition qui fit naître le sourire sur ses lèvres. Il la déposa sur le côté, rangea le reste avec d'infinies précautions, et referma la poche.

Le morceau s'appelait "Long Way Home". Curieusement, il avait toujours baptisé ses compositions en anglais, sans savoir exactement pourquoi. Il trouvait cela plus joli. Il s'était efforcé de traduire la nostalgie du pays natal, le goût de l'enfance qui s'estompe, et le poids des souvenirs. Ce n'était pas très long, à peine deux pages, mais il en était assez heureux. Il avait en projet de le développer, avant le Crash.

Il le tendit à Isaure en souriant.

- Ce sera un début.

En haut, à droite, sa signature, nerveuse et tourmentée. "A. Lukacs".

Isaure s'empara de la partition comme d'un objet précieux entre ses mains délicates. Elle parcourut les feuilles pendant de longues minutes. Une part d'elle avait l'impression de violer l'intimité du musicien en lisant tant elle le reconnaissait dans sa musique. De prime abord, la musique semblait sobre, mais elle se revéla puissante, enragée et novatrice au fur et à mesure des notes.

Je savais que tu étais un génie Andras.

Elle l'embrassa dans le cou et se replongea dans sa lecture. Déjà son esprit imaginait une danse au rythme qu'il avait créé...

Il ferma les yeux, un sourire satisfait sur le visage, en appui sur ses coudes.

- Ma vie aurait été bien plus simple si tout le monde avait été aussi rapide et catégorique que toi.

Composer était vraisemblablement réservé aux morts dont l'oeuvre prenait soudain sens et aux handicapés qui émouvaient les foules. Un jeune hongrois aux dents longues n'avait aucune chance, à moins de se recycler dans les bandes originales. Il avait dû s'y plier pour vivre, brader son talent et le simplifier à l'extrême, mais avait toujours détesté cet exercice.

Il n'avait jamais douté de lui, malgré toutes les embûches. C'est ce qui lui permettait d'accueillir la remarque d'Isaure avec tant de simplicité. Pour être honnête, à quoi lui servait ce génie, de toute façon? Il faudrait un instrument pour faire s'élever les notes muettes. Sans quoi, les partitions ne restaient que des bouts de papier.

Voir sa partition offerte ainsi aux mains blanches d'Isaure le troublait. Il n'aurait jamais pensé en arriver là si vite.

- Le sujet mérite plus, mais je n'ai pas eu le temps, encore...

Tu n'as que ça maintenant, du temps.

Elle lui rendit sa partition et le gratifia d'un sourire tendre.

Je ne te proposerai pas mon aide, ça serait malvenu. Mais j'espère que tu me montreras le résultat final.

- J'ai besoin d'un piano, pour composer. Tout mon temps libre n'y changera rien.

Il récupéra ses feuilles et les rangea amoureusement, avec un soin infini.

- Je te montrerai le résultat final si tu es toujours avec moi. D'ici là, tu auras mille occasions de me quitter pour me rendre fou.

Je n'aurai pas besoin de te quitter pour te rendre fou Andras. Tu l'es déjà. Sinon, tu ne me garderais pas près de toi.

Nulle nuance de triomphalisme ne ternissait sa voix. Elle ne faisait que constater ce qui s'était passé entre eux. Et elle se devait bien d'admettre qu'elle aussi était folle de se lancer dans cette aventure...

- C'est exact.

Il noua à nouveau ses bras autour d'elle. Il n'y avait que le contact de son corps contre le sien pour lui apporter cet apaisement étrange et incongru. N'était-elle pas une menace, après tout?

- Mais j'arrive encore à dissimuler mes névroses avec plus ou moins de succès. Quand tu en auras fini avec moi, j'aurai perdu toute crédibilité, si j'ai bien compris.

Après un bref moment de réflexion, il ajouta:

- De toute façon, plus personne ne me verra, dorénavant, avec toi à mes côtés. Tu voleras toute la lumière. Voilà qui me laissera beaucoup de tranquillité pour travailler.

Alors tu seras ma lumière, je serai la seule à te voir briller et j'en garderai jalousement le privilège !

Elle prit l'une de ses mains et en embrassa la paume. Elle se sentait un peu moins seule maintenant, et une part de son angoisse se volatilisa...

Il posa son visage contre son cou, et y déposa un baiser léger. C'était tout à fait inhabituel de signer son propre malheur, et d'en être si peu angoissé. Elle avait sans doute raison, il devait être fou.

Sa peau avait un goût qu'il ne parvenait pas à définir, aussi volatile et insaisissable qu'elle.

- Si c'est le désert qui nous rend fous, j'aurais voulu ne jamais en sortir. Mais il faut te faire briller aux yeux du monde. Nous continuerons donc d'avancer.

Je ne t'aurai pas connu si tu étais resté dans ton trou... Et je serai peut-être encore avec cette bande de dégénérés assoiffés de sang...

Cette simple idée la fit frissonner. Elle ne s'imaginait déjà plus incconue d'Andras.

Tu crois qu'il serait possible de construire un piano ?

L'idée pouvait paraitre saugrenue, bien moins que celle d'en retrouver un complet et intact...