Point du jour

Isaure respira profondément. Son rêve lui avait paru magnifique mais impossible. Une scène. Alors qu'elle ne sentait même pas la force de se mettre debout...

Oui. Pourquoi pas.

Elle n'osait pas le contrarier, ni briser ses espoirs. Danser... Ses pieds remuèrent en même temps qu'elle s'imagina sur un nouveau plancher de bois. Mais aussitôt la douleur lancinante refit surface, qu'Isaure étouffa en se mordant la lèvre. Elle ne se plaindrait pas, et subirait son sort comme une expiation.

Parles moi d'avenir Andras. Racontes moi la vie que nous aurons. Demain et dans 20 ans.

Son accès de douleur ne lui avait pas échappé, et il la berça doucement.

- Bientôt... Bientôt nous nous établirons pour l'hiver, et tu auras ta scène où t'entraîner. Tu travailleras tant que tous tes muscles te feront mal, comme si tu les sortais d'un long sommeil.

Mais certainement moins qu'aujourd'hui. Il nota l'ironie de la situation avec une moue de dépit, mais ne s'y attarda pas.

- Quand le printemps arrivera, avant qu'on ne reprenne la route, tu nous offriras une unique représentation. Tu les époustoufleras, et ils resteront muets devant ton talent, avant d'éclater dans un tonnerre d'applaudissements. Nous partirons alors, mais ta réputation commencera à grandir dans le désert, tant les gens qui t'auront vue ne pourront s'empêcher de parler de toi. Et quand nous arriverons ailleurs, ils voudront te voir, et ne te laisseront peut-être plus jamais repartir. Mais tu feras à ta convenance, de ville en ville, ou dans un seul lieu où on accourra pour le seul plaisir de te voir virevolter.

Il reprit son souffle avant de poursuivre, sa voix rauque prenant des accents rêveurs.

- Et quand j'aurai enfin retrouvé un piano, je pourrai te faire entendre ma musique, et tu pourras écouter tout ce que tu as pu m'inspirer. Peut-être que tu auras pitié de moi, et que tu choisiras alors de ne plus bouger. Et tous les soirs, devant un public toujours renouvelé, tu danseras sur mes notes.

C'était beau, trop pour être vrai, mais cela avait eu le mérite de faire rêver la danseuse pendant quelques instants. La danseuse, mais pas la femme.
Car Andras ne lui avait parler que de danse et de musique, d'un public acquis à leur art, d'un succès grandissant, d'une gloire retrouvée. Mais jamais d'eux, de ce qu'ils deviendraient, de leur couple, de leur amour tourmenté.
Plus que sur son talent, c'était sur leur passion qu'Isaure avait besoin d'être rassurée, car si elle ne pouvait plus danser, au moins voulait-elle être sûre de garder le hongrois près d'elle.
Ce fut donc d'une voix basse, presque plaintive, qu'elle l'interrogea :

Et nous ?

Perdu dans ses rêves de musique, voyant déjà ses mains courir sur un clavier d'ivoire, Andras mit quelques longues secondes avant de comprendre ce que la danseuse voulait dire. Et eux?

Il ne savait pas. Mais il ne s'agissait que d'imagination...

- Et nous...

Il avait du mal à séparer les artistes des êtres humains. Ils seraient heureux s'ils pouvaient pratiquer leur art... C'était le premier point. Et s'ils étaient heureux, ils s'aimeraient. C'était aussi simple que cela, pourtant il choisit de l'emballer dans d'autres idéaux.

- Moi, j'arrêterai d'être le dernier des abrutis, et je ne m'occuperai que de ton bonheur. Comme tu seras heureuse et que tu auras retrouvé confiance en nous, et comme j'aurais fait la même chose, nous pourrons enfin nous aimer sans éclats. Mais ce serait trop banal, comme ça, et cela pourrait te lasser, alors si tu le veux je te ferai d'épouvantables crises de jalousie dès qu'un admirateur devient trop insistant. Elles passeront comme des orages, puisque tu sauras me montrer à quel point je suis stupide. Nous ferons l'amour dans toutes les villes du monde.

Il n'était pas sûr que ce soit l'idéal, et préféra lui laisser une autre option.

- A moins que nous nous contentions de vivre ensemble paisiblement, avec la certitude tranquille de nous aimer. Nous ne douterons plus de rien. Il y a un poème comme ça, tu dois le connaître... "Luxe, calme et volupté".

J'aimerai que tu ne doutes plus Andras. Plus jamais.

Elle releva la tête et s'aida de ses bras pour s'assoir contre lui. Elle avait envie de sentir la chaleur de son corps contre le sien, et de pouvoir à nouveau enfouir son visage dans son cou. Mais la scène n'eut rien d'idyllique.

Ses mains plaquées au sol ne lui procuraient qu'un appui instable, rendues maladroites par le tremblement de ses bras. Son bassin lui sembla extrêmement lourd et impotent quand elle voulut se retourner, et ce furent des yeux exorbités de douleur qu'Andras put contempler. Mais Isaure rejeta toute forme d'aide de sa part et après de longues minutes supplicieuses, elle réussit à se blottir contre lui. Sa respiration était devenue haletante et son visage avait blémit ; cependant une pointe de fierté et de soulagement illuminait maintenant son regard...

Embrasses-moi...

Andras avait pâli, consterné de la voir dans un tel état par son unique faute. Ce fut en tremblant de peine et de honte qu'il la serra doucement contre lui et l'embrassa. Il faillit lui dire à nouveau qu'il était un monstre, et qu'elle ferait mieux de le renvoyer, mais se tut. Le sujet avait déjà été abordé, et il était clos. Il ne lui restait plus qu'à trouver une manière de se faire pardonner, si toutefois il en existait une.

- Est-ce que tu as faim? Soif? Tu as besoin de quelque chose? Demande-moi...

Il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait bien faire pour atténuer un peu sa souffrance, et se sentait totalement impuissant.

Dieu qu'elle était bien dans ses bras, lovée contre lui, réchauffée par sa peau tiède. Elle aurait voulu sentir ses lèvres contre son corps, sentir ses mains la caresser mais il était encore trop tôt.

Je n'ai besoin... que de toi.

Et d'un nouveau dos, accessoirement.

Il faudrait que tu demandes à Jack s'il a de la morphine ou n'importe quel autre opiacée, pour me soulager un peu. Pour le reste, ça ira.

Elle tendit un bras pour lui caresser les cheveux et remarqua alors les traces de stylo sur sa peau. Elle approcha son bras de ses yeux, tentant de le tourner pour lire les notes...

Qu'est ce que c'est ?

- Juste quelques notes.

Il l'avait marmonné, soudain gêné de s'être laissé aller à un mouvement si enfantin qui ne lui correspondait pas vraiment. Il n'avait même pas pris la peine de recopier la sonate sur un bout de papier, afin qu'elle puisse le lire. Mal à l'aise, il murmura:

- Je ne savais pas quoi faire, je ne sais pas comment te faire comprendre ce que je ressens et à quel point je regrette, alors je l'ai écrit. C'est bête... Mais tu sais que c'est comme ça que je m'exprime le mieux.

J'ai surement eu ce que je méritais.

Aucune ironie ni aucun reproche ne teintait sa voix. Elle ne faisait que constater, acceptant de payer le prix de ses erreurs sans en vouloir au musicien. A jouer, on finit toujours par perdre...

Isaure laissa retomber son bras, abandonnant son impossible lecture et porta son regard sur Andras. Il y avait eu tant de tension entre eux qu'elle se demandait s'ils connaitraient un jour la sérénité absolue.

J'espère que cela vaut au moins du Chopin.

Elle lui adressa un sourire franc et joyeux, et quelques notes de rire s'envolèrent de sa gorge. Chopin. Bien sûr qu'il était meilleur que Chopin...

Il sourit timidement en retour, et secoua la tête.

- Tu sais bien que rien n'équivaudra jamais un Chopin. Il n'y a rien eu avant, et il n'y aura rien après. Certainement pas moi.

Il y avait une différence entre se reconnaître du talent, voire du génie, et prétendre rivaliser avec son idole. Andras avait hissé Chopin sur un tel piédestal que cela ne lui serait même pas venu à l'esprit de s'y comparer.

- Ce n'est pas un morceau très technique. Il est même assez simpliste au niveau de la composition, c'est juste... Que ça devait être écrit, je suppose.

Joue le. Je veux savoir.

Ses deux mains posées un peu derrière son dos, elle s'y appuya et tendit tant bien que mal ses longues jambes devant elle. Entre ses cuisses, un nouvel hématome se découvrit, là où le genou d'Andras l'avait touché. Elle attrapa la couverture, et y jeta un coin pour masquer la trace.

Son coeur battait à tout rompre. Elle voulait connaitre ce que le pianiste lui avait composé, et savoir si sa peau pouvait encore ressentir quelques sensations autre que la souffrance...

Il osa un léger rire devant son impatience.

- Attends, tu as la partition dans le dos. Il faut que je la copie, d'abord. Je ne le connais pas encore par coeur...

Il extirpa aussitôt un crayon et une partition vierge de son sac, et entreprit de poser ses notes sur le papier. Pour certaines, il dût demander à la danseuse de se retourner, malgré les souffrances que cela lui faisait endurer. Quand enfin tout fut prêt, et que d'un dernier baiser sur les lèvres d'Isaure il tenta de se faire pardonner cette ultime torture, il lui tendit la partition.

- Tiens-la devant mes yeux. Comme ça.

Directif, il immobilisa les bras de la jeune femme à la hauteur précise qu'il désirait. Il prit un temps infini pour positionner ses mains.

Dès qu'il se lança, on aurait pourtant cru que la musique naissait de ses doigts. Il ne jetait que de rares coups d'oeil à la feuille de papier. L'exécution ne prit pas longtemps, le morceau était court. Il le joua sans douceur, cédant aux exigences de la sonate, martelant quand cela devait l'être, effleurant aux instants les plus doux...

Isaure l'observait avec passion. Ses jambes ne lui faisaient pas parvenir l'intégralité du morceau, mais ses yeux complétaient ce qu'elle ne ressentait plus. Et elle comprenait ce qu'il ne pouvait lui dire avec des mots, et son coeur se brisa une nouvelle fois devant tant d'amour et de peine. Quand il eut fini, elle bégaya presque :

C'est... sublime Andras. Véritablement sublime.

Elle l'attira à lui, et porta ses lèvres à sa bouche avec douceur. Son baiser fut extrêmement long, et tendre, sa langue dépassant la barrière de ses lèvres pour trouver celle du pianiste, les mêlant avec désir et amour. Elle s'appuyait toujours d'une main, pendant que l'autre glissait le long du dos du musicien. Son langage à elle passait dans son corps, et si elle ne pouvait plus danser, ses mains trouveraient le moyen de lui faire comprendre qu'elle lui pardonnait tout.

La jeune femme remarqua le geste d'Andras, et une part d'elle se satisfit qu'il souffre lui-aussi dans sa chair. Toutefois, elle lui prit doucement la main pour l'observer.

Un à un, elle tâta les doigts et les fit se plier avec douceur mais fermeté, puis opéra de même avec le poignet et le reste de la main. Ses cours d'anatomie ressurgissaient dans sa mémoire et le diagnostic tomba vite :

Tu as deux phalanges de cassées. Et je soupçonne les métacarpes d'avoir faibli également. Il faut les immobiliser quelques jours. Va me chercher un morceau de bois ou de fer, de la taille de tes doigts et suffisamment large. Je te ferai un bandage avec. Ca passera vite.

Elle abandonna sa main et finit :

Et par pitié, demandes à Jack s'il a quelque chose pour moi.

Il resta foudroyé, contemplant bêtement sa main avec les sourcils froncés. C'était impossible! Il n'avait pas pu se briser quelque chose! Il venait de jouer, elle devait se tromper... Il secoua la tête, protestation inutile et futile. Elle disait ça pour lui faire peur, pour le punir... Cela devait faire beaucoup plus mal de se casser quelque chose!

Mon dieu, si elle disait vrai, sa vie était foutue... Il ne retrouverait jamais la souplesse d'avant, et serait incapable de jouer correctement. La panique l'envahissait progressivement tandis qu'il tournait et retournait sa main devant ses yeux. Ne plus jouer, jamais! Autant crever tout de suite. Elle devait se tromper, il ne pouvait pas en être autrement... On annonce pas à quelqu'un sur ce ton qu'il est condamné. C'était une cruauté dérisoire, voilà tout.

Il se leva, le regard fou, tourna quelques instants comme s'il avait déjà oublié ce qu'il devait faire, et s'immobilisa pour tâter sa main à nouveau. Avant de sortir, il lui marmonna un vague: "Je vais trouver Jack", et disparut sans lui accorder un regard.

Quand il revint une bonne demie heure plus tard, il avait toujours l'air aussi fébrile. Il tendit de la morphine à Isaure, posant sur elle ses yeux noirs et tourmentés.

- C'était bien ça? Il m'a dit qu'il n'en avait pas plus... Peut-être qu'il en garde quand même, s'il t'en faut davantage. Je pourrais insister lourdement.

Il n'avait rien prévu pour soigner sa main, préférant nier la souffrance. Pour lui, ce n'était qu'une mauvaise blague.

La jeune femme examina le produit. La poudre était blanche et pure, et conviendrait parfaitement. Isaure se sentit soulagée avant de remarquer qu'Andras n'avait rien ramener pour lui. Elle le regarda alors comme on gronde un enfant et soupira longuement. A croire qu'il n'avait pas finit de lui en faire baver...

Sans un mot, elle attrapa son sac et fouilla dedans pour en sortir une bande médicale et deux baguettes servant à retenir ses cheveux. Les morceaux de bois, légers mais solides, étaient finement sculptés et ornés de pierres précieuses, souvenir d'un voyage passé. Ce fut sans l'once d'un regret qu'Isaure les brisa en deux.

Ce ne fut qu'à ce moment là qu'elle reporta son attention sur le pianiste et lui ordonna :

Assis-toi.

Elle s'empara de la main abimée, plaça chaque bâton de part et d'autre des doigts gonflés et les banda avec soin et précision. Pour le rassurer, elle lui expliqua :

Tu vas garder ça quelques jours, il faut que tes doigts bougent le moins possible. Soignés à temps, ils retrouveront leur souplesse, si tu les entraines après... L'un des membres de ma troupe s'était cassée la cheville une fois. Cinq mois plus tard, il avait retrouvé son meilleur niveau. Fais moi confiance...

Il gardait un air parfaitement incrédule pendant que la danseuse manipulait ses mains.

- Ce n'était pas moi, Isaure, ce n'est pas possible... Comment ai-je pu ruiner ça? Ma main...

Il ne savait pas si elle disait vrai, et s'il retrouverait toute sa souplesse d'avant. Cela lui apparaissait comme un argument indéniable: s'il avait été lui-même, jamais il ne se serait brisé les phalanges. Par extension, c'était comme possédé qu'il avait levé les poings sur elle. Cela ne diminuait pas pour autant sa responsabilité, certainement... Cela ne faisait que mettre en évidence l'état second dans lequel il avait agi.

Sa gorge était serrée par l'angoisse. S'il ne pouvait plus jouer, il était mort. Il leva les yeux vers elle pour la prendre à témoin.

C'en était trop pour Isaure. La jeune femme avait beau tenter de prendre sur elle, les plaintes du pianiste lui paraissaient déplacées. Sa main... Il s'inquiétait pour sa putain de main qui ne toucherait peut-être plus un piano !

Ne joues pas au malheureux Andras. Pas avec moi. Ta main se remettra. Et quand bien même elle perdrait de sa souplesse, tu l'auras toujours et tes cinq doigts avec.

Elle sortit une robe légère de son sac et la passa avec difficulté. Il fallait qu'elle se lave, qu'elle sorte, qu'elle prenne l'air. Mais chaque geste restait un calvaire.

Je ne sais même pas si je pourrai tenir debout sans aide, si mon dos arrivera à supporter mon poids. Je ne pense même pas à danser. Je voudrai simplement pouvoir marcher ou bouger sans avoir l'impression qu'on me torture ! Alors ne me parles pas de ta main !

La jeune femme passa une main sur ses yeux et inspira longuement. Elle ne voulait plus de colère mais la situation dans laquelle elle se trouvait l'effrayait tellement que son esprit perdait peu à peu pied. Ce fut à ce moment-là que la morphine lui fit de l'oeil.

La danseuse s'empara du produit et en versa un peu sur le dos de sa main. Sans hésitation, elle respira d'un coup la poudre et fit une grimace dégoutée en même temps. Elle se sentait l'impression d'être une droguée. Comme si être une catin n'était pas suffisant...

Il lui jeta un regard assassin sans répliquer. Bien évidemment, elle ne pouvait pas comprendre. Enfermé dans son égoïsme, Andras avait une fois de plus perdu toutes ses capacités de communication. Elle s'en foutait pas mal, qu'il joue ou qu'il ne joue pas! Ses rêves n'avaient aucun intérêt aux yeux de la jolie succube.

Il la toisait, mâchoire crispée, incapable de s'attendrir sur la souffrance qu'il avait provoquée. Quand elle se rua sur la morphine, il eut un léger rictus de mépris, et se leva à son tour.

- Je vais chercher de quoi manger, se borna-t-il à déclarer en franchissant le seuil de la tente.

Il la fuyait, simplement, et c'était évident.

C'est ça, vas-t-en...

Il était déjà sorti, mais ces mots sortirent par dépit. Elle ne comprenait pas comment il pouvait être si centré sur lui-même, alors qu'il lui avait infligé bien plus qu'elle ne pouvait supporter. Mais le temps n'était plus aux apitoiements et tout ce qui lui importait était que la morphine fasse rapidement son effet...

En attendant, Isaure se dévêtit à nouveau. Puisqu'elle ne pouvait pas compter sur Andras, il lui faudrait se débrouiller seule. Comme toujours, finalement. Un sourire amer se dessina sur ses lèvres, bien vite transformé en rictus torturé quand elle se mouva dans la tente.
Une gourde d'eau à la main, la danseuse déversa le précieux liquide sur son corps, arrosant aussi copieusement ses cheveux et sa peau que les alentours. Un vieux savon remplit son devoir, et une deuxième gourde fut vidée. Tant pis pour leurs affaires, Isaure n'avait prit soin que d'éloigner le sac d'Andras, pour ne pas ruiner ses si précieuses partitions.

Le résultat n'était tout de même guère glorieux et la jeune femme épongea tant bien que mal le sol à l'aide de ses vêtements. Cela finirait bien par sécher, après tout...

La deuxième étape fut le maquillage. Un miroir posé sur ses genoux, le visage d'Isaure retrouva rapidement un aspect plus présentable. Elle masqua ses traits tirés à la perfection, rehaussa les couleurs de ses joues et rendit à ses yeux leur profondeur artificielle. Tout cela lui semblait pathétique, mais nécessaire pour ne pas toucher le fond. Retrouver ce qu'elle avait été, du moins en apparence.

Mais le temps passait et Andras ne revenait pas. Elle finit par se rendormir, sous l'effet enfin tant escompté de la morphine, d'un sommeil toutefois léger. Allongée nue au milieu de draps détrempés, exquisément maquillée, la danseuse donnait l'impression d'une nymphe...

Le contact des mains du pianiste sur son dos avait réveillé Isaure. Elle crut d'abord à un rêve, tant il lui paraissait doux et attentionné, bien loin de l'homme qu'il l'avait quitté furieusement un peu plus tôt.

Profitant du moment, elle garda ses paupières et ses lèvres closes, le laissant faire et admirant sa dextérité. L'opiacé rendait ses élancements plus supportables, mais ne lui ôtait pas l'impression de vivre prisonnière dans un corps qui n'était pas le sien.

Quand Andras eut finit, elle daigna enfin montrer ses beaux yeux gris et lui murmurer :

Merci. J'ai cru que tu ne reviendrais pas.

Il hocha la tête, calme et maître de lui à nouveau.

- Je reviendrai toujours. Tu n'as pas à t'inquiéter.

Il finit d'étaler la crème avec précaution, puis se lava les mains. Il avait du mal à soutenir le regard d'Isaure.

- Je t'ai ramené à manger... Une espèce de ragoût de lapin. Est-ce que tu as faim? Tu veux du thé, peut-être?

Pourquoi fallait-il que tout soit si compliqué ? Elle l'aurait maudit quelques heures plus tôt, et ne voulait maintenant que retrouver la complicité de son être et de son âme. Si c'était cela l'amour, la jeune femme était certaine d'y laisser un jour sa vie...

Elle mangea toutefois sans rien dire, remerciant du regard le hongrois. Elle n'avait pas vraiment faim, mais ne pouvait permettre à son corps de s'affaiblir encore plus. Le ragoût fut donc avalé sans plaisir ni joie, avec seulement nécessité...

Une fois fini, elle demanda du soutien à Andras, pour répondre aux questions brulantes qui l'envahissaient depuis leur dispute.

Aides-moi à me mettre debout s'il te plait. Il faut que je sache.