Point du jour

Tu sais quel est mon plus grand rêve Andras ?

Isaure posa sur le musicien un regard teinté de tristesse et d'amertume. Le gris de ses yeux ne renvoyait aucune lumière et ses lèvres ne souriaient plus.

Je rêve de finir ma vie à tes côtés, de t'aimer toujours, de regarder le passé avec joie quand mon heure sera arrivée.

Mais tout cela est impossible. Puisque tu ne peux être heureux sans piano. Et que je n'en serai jamais un.

La danseuse ferma les yeux quelques secondes, retenant les larmes de la cruelle vérité. Elle essayerai, se promettant de tout mettre en œuvre pour au moins lui offrir un semblant de bonheur...

- Zongoram...

Il la regarda, sincèrement attristé de ne pouvoir lui rendre une telle déclaration. Il avait besoin d'un piano, c'était vrai. Mais si on avait privé Isaure de ses jambes, aurait-elle pu continuer à vivre? Comment persister quand on vous a repris la seule chose qui ait jamais compté, à vos yeux?

Il n'était plus sûr de rien, et beaucoup de ses convictions s'affadissaient, usées par le sable du désert. Mais celle-là ne changerait jamais. Celle-là le faisait vivre.

Il y avait un piano quelque part, et il en jouerait. Un jour.

- Ca doit te paraître ignoble, je sais. Mais tu te suffis à toi-même, pour danser. Si je veux exprimer ce que je ressens, j'ai besoin d'un piano. Sans quoi je suis muet. Inutile et vide. Et... c'est vrai, le fait que je t'aime n'y change rien. C'est parce que tu comprends ma musique que tu me comprends, Isaure. S'il n'y avait pas cela, tu ne m'aurais même pas regardé, parce que... Je ne sais pas parler. Les mots ne sont pas pour moi. J'ai tellement de choses à te dire, si tu savais...

Il soupira de dépit en secouant la tête.

La danse n'est plus toute ma vie Andras. J'aime mon art, plus que tout. Mais pas plus que toi. Avant, j'avais la danse mais j'étais seule. Seule dans mes nuits, mes cauchemars, mes espoirs, mes attentes, partout. Je dansais pour moi, parce que je ne connaissais que ça. Parce que je n'avais que ça. Mais les choses ont changé...

Elle vint se glisser contre lui, grognant toujours un peu contre la douleur, posant sa tête délicate contre son épaule.

As-tu seulement essayer de me parler ? De me dire ce que tu ressentais ? Les mots, c'est comme la musique, cela se travaille. Si tu ne tentes pas, je ne saurai jamais...

Il fit claquer nerveusement sa langue contre son palais.

- Mais j'essaye! Je n'ai pas le choix! Je te parle... Je te parle tout le temps, mais ça ne veut pas dire la même chose. C'est moins beau. Ca ne reflète qu'à peine ce que je pourrais te dire en musique. Tu n'as pas remarqué? Je dis les choses beaucoup plus qu'au début, déjà. C'est le seul moyen que j'ai. Mais c'est comme... Je ne sais pas. Comme si on te privait de ta langue maternelle. L'autre langue, elle ne signifie jamais la même chose pour toi, même si tu la maîtrises.

Bien. Pourvu que nous te trouvions un piano alors.

Isaure l'embrassa au coin des lèvres et s'allongea comme elle le put, sur le côté, le dos aussi droit que possible. Sa main ramena la couverture sur elle, ne couvrant comme d'habitude que la moitié de son corps.

Cette journée devait finir, il fallait y mettre un terme sans quoi la danseuse ne donnait plus très cher de son esprit fatigué. Elle se rendit compte alors qu'elle n'avait pas reprit de morphine et n'eut pas le courage de se relever à nouveau. Tant pis, elle dormirait en compagnie de la douleur...

Bonne nuit Andras.

- Bonne nuit, Isaure.

Il déposa un baiser léger sur ses lèvres, et s'allongea à ses côtés. Il était las de cette journée qui n'aurait jamais dû exister.

Peut-être que demain, tout irait mieux...