Point du jour

Isaure prit une longue, très longue respiration avant de poser complètement à plat ses pieds sur le sol humide. Son coeur battait à un rythme phénoménal et le sang pulsait à une vitesse folle dans ses veines. Mais il fallait savoir...

La douleur fut fulgurante, et traversa sa moelle épinière en un éclair. Toutefois la jeune femme tint bon, et imposa à ses jambes tremblantes de rester sur place. Le moment de vérité approchait. Elle quitta les bras d'Andras et fit quelques pas.

Sa blessure dans le dos l'obligeait à se tenir exagérément droite et à avancer avec une lenteur démesurée. Elle ne fit que deux mètres, qui lui parurent les plus longs de toute sa vie, avant de s'agenouiller au sol, en pleurs. La souffrance était trop vive pour continuer mais elle avait réussi. Il n'avait rien brisé définitivement et le soulagement de la danseuse fut total.

Je... Ca ira. Ca ira Andras. Je crois... Je crois que ce n'est que le choc et l'hématome qui m'empêchent pour le moment de faire plus. Oh mon dieu...

Elle ne put finir sa phrase et se retourna vers lui avec un sourire immense. C'était une renaissance pour celle qui avait cru tout perdre...

Le soulagement était également visible sur le visage d'Andras, qui s'était précipité pour la soutenir à nouveau. Un bras autour de ses épaules, il la pressait avec tendresse contre lui, et lui embrassa le front.

Il n'avait rien à lui dire. Il était responsable de son état, et toutes les exclamations qu'il pourrait avoir sonneraient peut-être faux à ses oreilles. Il ne se sentait pas autorisé à s'exprimer, de peur qu'elle ne le méprise encore avec raison.

Quand pourrait-elle à nouveau marcher? Ils resteraient là des lunes, s'il le fallait. Ou bien il la porterait, mais elle détesterait ça. Il allait falloir expliquer aux autres ce qui s'était passé. Quand ils la verraient, les questions ne manqueraient pas de fuser... L'estomac d'Andras se serra douloureusement à cette perspective.

- Viens t'allonger un peu, maintenant. Il ne faut pas trop en faire d'un coup.

Elle se laissa faire, comme une enfant trop heureuse après une magnifique surprise. Elle ne concéda toutefois pas de s'allonger et se cala contre son sac.

Que vais-je bien pouvoir faire, le temps que je me rétablisse ?

La question s'agressait aussi bien à lui qu'à elle. Les loisirs étaient bien rares dans le désert et son handicap temporaire ne l'aidait en rien. Elle devait prendre son mal en patience, ce qui n'était pas la première de ses qualités.

Et puis, tu ne vas pas pouvoir m'aider en permanence. Il faut que je me débrouille seule. Ne serait-ce que pour marcher. Si seulement j'avais... Des béquilles !

Pourquoi n'y avait-elle pas penser plus tôt ? Elle posa sa main sur celle d'Andras.

Peux-tu me trouver un bâton suffisamment long et résistant pour que je prenne appui dessus ? Je pourrai vous suivre comme cela et sortir un peu d'ici !

- Je reviens dans un instant.

Trouver un bâton solide dans le désert était moins facile qu'on ne pourrait le croire. L'essentiel du paysage se composait après tout de sable et d'épineux malingres. Sa recherche aurait pu durer des heures s'il n'avait pas repéré un tas de détritus quelques jours auparavant, en faisant la tournée de ses collets.

Il fut surpris de remarquer qu'en fait de détritus, il s'agissait d'un arbre mort renversé, contre lequel le vent du désert avait accumulé un amas d'objets hétéroclites. Il n'y jeta qu'un oeil distrait, concentré sur la longue branche qu'il pouvait apercevoir. Il lui fallait bien des acrobaties pour l'atteindre, et plus de détermination encore pour parvenir à la scier. Tout à son maelström d'émotions, il avait oublié d'emporter un couteau quelconque, et dut se débrouiller avec le matériel qu'il trouva sur place. Au final, la branche fut davantage arrachée que sciée.

Il revint en laissant son butin devant leur tente. La branche était encore bien trop longue pour pouvoir se révéler utile, et il devrait la tailler pour éviter qu'Isaure ne se blesse.

- J'ai trouvé... Je l'ai posée dehors. Je te la taillerai dès que j'aurai retrouvé mon couteau. A moins que tu ne veuilles le faire? Ca pourrait t'occuper, je ne sais pas...

Il se sentait bête, à nouveau. Chaque proposition qu'il faisait à Isaure lui paraissait ridicule, comme un enfant un peu turbulent aux idées fantaisistes. Elle allait encore poser un regard fatigué sur lui et lui faire voir l'évidence de sa stupidité. En prévision, i évitait son regard, les mains pressées l'une contre l'autre.

La jeune femme leva d'abord un sourcil interrogateur et dubitatif avant d'acquiescer.

Pourquoi pas. Douée comme je suis avec mes mains, cela me prendra bien trois jours !

Elle éclata de son rire cristallin, laissant une profusion de notes célestes s'évaporer dans l'air.

Allez montres moi ta trouvaille !

Elle repassa sa robe et prit son bras pour se relever, tout en lui murmurant d'une voix rassurante :

Nous dirons aux autres que je suis tombée en dansant. La fatigue m'a faite chanceler et je suis écroulée sur un rocher masqué par le sable. S'ils ont entendu mes cris, nous dirons que tu m'as retrouvé inconsciente et que c'est lorsque je me suis éveillée que la douleur a été insoutenable.

La danseuse déposa un baiser dans le cou du pianiste. Il y avait des choses qu'il valait parfois mieux cacher, et faire passer Andras pour un tortionnaire ne lui semblait pas une bonne idée, tout comme le rôle de femme battue....

- Je ne sais pas, Isaure. Ce ne serait qu'un juste retour des choses si tout le monde savait que je suis un salaud. Peut-être que c'est simplement ce que je mérite. Je ne vais pas te faire jouer la comédie à cause de moi.

Intérieurement, il était bien entendu soulagé. Si elle tenait à cette décision, personne ne pourrait savoir que sous l'apparence impassible du pianiste se cachait une lamentable brute capable de frapper sur une femme sans défense. Il se reconnaissait si peu dans cet acte de violence qu'il répugnait à l'assumer.

Ce serait cependant la meilleure chose à faire, s'il voulait qu'Isaure lui pardonne un jour... Mais c'était à elle de prendre cette décision. Il ne put s'empêcher de lui demander, en la soutenant jusqu'à l'entrée de la tente:

- Si on fait ça... Tu pourras quand même... ne plus m'en vouloir? Un jour?

Je ne t'en voudrai plus quand toi-même tu m'auras pardonné.

Les rayons du soleil se posèrent enfin sur le visage de la danseuse. Elle rajouta avec un sourire aux lèvres, mais un éclat menaçant au fond des yeux :

Et si tu recommences une fois, tâches de me tuer, sinon je te détruirai.

Ils avancèrent dehors et elle finit :

Rentres toi dans le crâne que je t'aime. Quoique je fasse.

Il secoua doucement la tête.

- C'est à moi que je dois pardonner, Isaure, pas à toi.

Il ne souhaitait toutefois pas reprendre cette conversation, et préféra attirer son attention sur la branche arrachée.

- Il y a beaucoup de travail, je n'avais pas pris d'outils... Il faudrait la tailler, peut-être même la poncer, mais je doute qu'on ait le matériel pour ça.

Humm...

Isaure se laissa tomber à genoux, encore incapable de se pencher, pour examiner la branche. Le bois semblait solide, ce qui la rassura.

J'ai bien ma lime à ongles...

A nouveau, la jeune femme se mit à rire, et retourna la branche dans tous les sens. Comment rendre le matériau brut en quelque chose d'utilisable restait la question, et il fallait bien avouer qu'Isaure n'y connaissait pas grand chose en ce domaine...

-Je doute qu'elle suffise.

Il lui sourit, rassuré de voir qu'elle avait repris le dessus. Il n'en connaissait sans doute pas beaucoup plus qu'elle; et presque rien dans ces conditions misérables. Comment poncer sans machine, sans papier de verre?

- Techniquement, si on colle solidement du sable sur du carton, cela pourrait faire office de lime... Mais ça reste abstrait, je ne sais pas où on pourrait trouver de la colle ici. Ah!

Il se retourna comme s'il cherchait quelque chose, traversé par une illumination. Il avait laissé sécher les peaux des lapins près du feu, préférant ne pas négliger leur fourrure qui pourrait se révéler utile. Il les désigna à Isaure.

- Je crois avoir entendu qu'on peut faire de la colle avec de la peau de lapin. Il faudrait juste que je comprenne comment. Et ça, c'est pas gagné. Mais je peux essayer.

De la peau de lapin ? Comment peux-tu faire de la colle avec ça ? Je serai curieuse de savoir ! Mais tes lapins ils peuvent servir à autre chose...

La jeune femme se releva, s'appuyant autant sur la branche que sur le musicien.

Regardes si on coupe ça et ça, je pense que c'est faisable avec un couteau, et là ausi, ça sera à peu près convenable. On entoure l'endroit où je pose ma main d'une peau et le tour est joué ! Non ?

- Tu as raison, ce sera plus simple et plus rapide. Cela ne devrait pas prendre plus d'une demi-journée.

Il observait attentivement la branche, suivant ses indications, puis hocha la tête, satisfait. Cela ne vaudrait jamais de véritables béquilles, mais cela apporterait un soutien suffisant à Isaure.

- Je te nettoierai de la peau. Tu la veux ce soir, ou ça peut attendre demain?

La nuit avait déjà commencé à tomber sur leur petit campement. Le feu mourait doucement entre leurs tentes, et Andras abandonna quelques secondes afin de l'entretenir. Quand les crépitements lui parurent suffisamment réguliers, il revint à ses côtés.

- Tu veux rester un peu dehors?

Oui, j'ai passé assez de temps enfermée pour aujourd'hui. Et la branche attendra bien demain.

Son regard erra vers les dunes au loin. Elle aurait aimé s'y aventurer, seule avec Andras, loin des regards de Jack et Ares. Mais cela supposait qu'il devrait l'aider et Isaure commençait à être lasse de sa dépendance.

Allons nous réchauffer près du feu...

Isaure avait le regard plongé dans les flammes. Elles dansaient devant ses yeux, moqueuses et incisives. Elles se croyaient supérieures alors que la jeune femme pouvait les réduire à néant. Personne n'était meilleur qu'elle...

La main d'Andras la sortit de sa torpeur. A défaut de s'envoler pour lui, elle lui dit :

Tu connais le Carmina Burana ? Je me souviens de quelques paroles...

Sa voix douce monta doucement entre eux, s'élevant progressivement.

Circa mea pectora
multa sunt suspiria
de tua pulchritudine,
que me ledunt misere.

Manda liet,
Manda liet
min geselle
chumet niet.

Tui lucent oculi
sicut solis radii,
sicut splendor fulguris
lucem donat tenebris.
Manda liet
Manda liet,
min geselle
chumet niet.

Vellet deus, vallent dii
quod mente proposui:
ut eius virginea
reserassem vincula.

Manda liet,
Manda liet,
min geselle
chumet niet...

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(http://maddingue.free.fr/carmina-burana/cb-by-Orff.fr.html#16)

Il se laissa bercer par son chant, les yeux plongés dans le brasier. La voix d'Isaure l'apaisait, et soulevait un peu du fardeau qu'il s'était infligé aujourd'hui. La roue du destin, implacable, tournait et l'entraînait impitoyablement. Les jours succéderaient aux jours sans échappatoire possible. Il croyait se souvenir que c'en était la signification, mais s'était trop peu penché sur l'oeuvre pour en être sûr.

Qu'importe. Les mots de la danseuse s'envolaient, et les épaules d'Andras se détendaient peu à peu. Si tout était déjà écrit, s'il n'était qu'un jouet entre les mains d'on ne sait quel dieu capricieux, il n'y avait plus qu'à se laisser porter. L'idée avait quelque chose de réconfortant, ce soir. En temps normal, il l'aurait refusée vivement, détestant le fait de ne pas être maître de son destin, mais il comprenait si peu ce qui venait de se passer qu'il aurait été prêt à accepter n'importe quelle théorie, du moment qu'elle lui permettait un peu de repos. Attribuer ses fautes à la fatalité était un début.

Quand les dernières notes moururent dans le crépitement des flammes, il sortit de sa torpeur pour presser la main d'Isaure, reconnaissant. Il avait envie de lui demander si le Carmina Burana se dansait, mais craignait de la renvoyer à sa souffrance, et n'en fit rien.

- Comment connais-tu tout cela? Tu as étudié le chant, aussi?

Elle serra sa main dans les siennes et se rapprocha pour se blottir contre lui.La danseuse étendit ses jambes devant elle avec délicatesse.

Il y avait aussi des chanteurs dans la troupe pour nous accompagner, alors je suppose qu'à force de vivre à leurs côtés, j'ai appris quelques techniques... Quant à ce que je connais, la plupart vient d'Heinrich, il aimait me faire découvrir chaque fois de nouveaux morceaux...
J'ai chanté aussi quelque fois en représentation, mais je suis bien meilleure danseuse !

Isaure parlait encore de sa danse au présent, ce qui était plutôt bon signe. Elle leva son visage pour embrasser le cou de son amant.

Et toi, quels sont tes autres talents hum ? Tiens, est-ce que tu joues d'autre chose que du piano ?

Il eut l'air surpris, et réfléchit quelques secondes avant de lui répondre.

- Je n'en ai jamais éprouvé le besoin. Le piano est un instrument parfait, il exprime toutes les émotions. Et je n'aurai pas assez d'une vie pour le maîtriser à la perfection. Alors me ralentir en travaillant d'autres instruments... Non, je n'y ai même jamais pensé. Il y a trop à faire.

Si toutefois sa main gauche retrouvait sa souplesse... Il lui jeta un regard morose. Tant de retard pris, déjà, alors qu'il aurait pu maîtriser de nouveaux morceaux, en perfectionner d'autres!

- Je suppose donc qu'on peut dire que je ne sais rien faire d'autre. J'ai consacré ma vie à la musique. Je n'ai jamais dévié de ma voie.

Ne dis pas ça. Tu sais faire au moins une autre chose.

Sa voix se fit plus douce et plus basse.

Tu arrives à supporter une affreuse danseuse démoniaque. Et ce n'est pas rien. C'est peut-être même plus dur que n'importe quel art !

Elle parlait comme si rien ne s'était passé entre eux, soucieuse de repartir de l'avant. Isaure avait accepté l'excès de colère du pianiste, et ne comptait plus maintenant que retrouver une vie harmonieuse avec lui...

Il cilla brièvement avant de reprendre le dessus. Supporter, c'était beaucoup dire, après sa crise de la journée... On aurait plutôt pu dire qu'il n'était pas doué pour cela du tout. Il respecta cependant le jeu de la danseuse, et ne remit pas le sujet sur le tapis.

- Je ne considère pas ça comme une tare, tu sais. C'est en se concentrant au maximum sur son objectif qu'on parvient à développer son talent. Le reste, ce serait se disperser. Et ce n'est pas toujours facile, de rester fidèle à un seul rêve, quand il paraît si souvent inaccessible. Mais c'est la force que nous avons.

Un léger sourire vint éclairer son visage, d'un orgueil qui n'osait pas s'exprimer pleinement. Inutile de rabâcher ses talents aujourd'hui.

Elle rétorqua, aussi taquine que curieuse :

Tu n'as qu'un seul rêve Andras ?

Elle se serra un peu plus contre lui.

Moi je fourmille de rêves ! J'ai l'impression de n'avoir que ça en tête parfois !

- Plusieurs rêves? Non... Un seul est bien suffisant. Enfin, cela dépend de ce que tu veux dire par "plusieurs". Mon rêve évolue au fur et à mesure des années et des rencontres. Il n'est plus le même qu'il y a dix ans. Maintenant, tu en fais partie... Mais c'est toujours le même rêve.

Jouer du piano. Simplement jouer. Qu'on lui reconnaisse le statut auquel il avait droit, et qu'il puisse enfin ne se soucier de rien d'autre que d'enchaîner des notes sur les touches d'ivoire. Pas de préoccupations bassement matérielles, pas de factures, de loyer, de réserves ou de dangers! Juste l'Art sous sa forme la plus pure, et lui, serviteur empressé et inspiré, seul devant un piano. Retrouver Isaure, son corps tiède et doux, la voir danser pour lui, sur sa musique. Mais jouer.

Je dois être trop dispersée alors... Ou pas assez concentrée sur un objectif, je ne sais pas. Ou alors c'est parce que j'ai déjà connu l'apogée dans mon Art. Ou bien c'est parce que je t'ai rencontré. Je ne sais pas.

Mais ce qu'elle savait, c'était que ses priorités avaient changé depuis qu'elle connaissait Andras. Elle se pensait trop romantique, quand lui démontrait un égoisme forcené. Elle pensa que c'était ce qui créerait leur équilibre après tout...

Rentrons. J'ai froid.

Il réajusta la couverture sur ses épaules, avant de lui ceindre la taille d'un bras pour l'aider à se relever. Il prit garde à ne pas trop la soulever, de peur qu'elle se vexe. Isaure était extrêmement exigeante envers son corps, pensait-il, et la porter comme une enfant ne lui rendrait pas service. Il se tenait cependant prêt à renforcer le soutien dont il faisait preuve au moindre signe de sa part.

La tente n'était pas très loin du foyer, pourtant le trajet lui parut long. La démarche hésitante et vacillante d'Isaure le ramenait sans arrêt à sa brutalité, et il hésitait constamment, figé sur la frontière entre le trop et le trop peu. Sur les derniers mètres, de lui faciliter davantage la tâche.

L'eau avait presque entièrement séché à l'intérieur, à l'exception de quelques flaques. Pour ne pas qu'elle se blesse en se laissant tomber sur le sol plus dur, il se permit de la porter et de l'asseoir dans un coin de la tente. Il épongea machinalement les dernières traces d'humidité avant de s'installer à côté d'elle.

- Tu crois que je devrais avoir plusieurs rêves? Peut-être que c'est moi qui ne suis pas normal, au fond... Que je me focalise trop. Que c'est pour ça que je ne pourrai jamais être heureux sans un piano. Si je m'étais diversifié, je n'en serais pas là.